Le spécialiste se dévoile

 Et il était temps.

En début de semaine, je vous proposais un petit quizz à propos d’une de mes propres aventures. Je vous racontais la peur insidieuse, la modification des perceptions, la perte de confiance, de performance et puis soudain, une fois le problème résolu (fixed comme ils disent les anglophones), envolées les inquiétudes.

J’avais demandé un avis et il m’avait été répondu qu’il y aurait probablement quelque chose à faire d’ici quelques mois, avant que ça ne devienne dangereux. Et ça l’est devenu, pour moi, avant même que n’arrive l’échéance. Du jour au lendemain, l’angoisse a tout taché. Je voyais du danger partout. Et puis le danger a disparu comme il est venu. Parce que j’ai fait ce qu’il fallait. Enfin j’ai fait faire. Et comme je pensais le danger écarté, j’ai cessé de le voir.

Toutes mes excuses à ceux qui se sont inquiétés pour moi, il faut que je vous dise, en vrai pour moi tout va bien. Bravo à ceux qui ont senti le piège, il y avait bien un loup dans cette histoire.

Parce que oui, j’ai fait contrôler mes pneus et deux mois après je les ai remplacés.

L’analogie avec la douleur est flagrante.

Au début, en vrai, ça n’a pas changé grand-chose. Je me doutais qu’ils arrivaient à terme. Et puis je me souvenais, avec nostalgie de cette sensation lors du dernier changement. Et je savais qu’il était temps. Et comme la dernière fois, le déclencheur ce fut le froid. Passer d’un à douze kilomètres de trajet, d’une moyenne ville de campagne à une préfecture ultra-fréquentée ce n’était déjà pas facile. Le premier jour où il a gelé, le premier jour où j’ai eu peur de la neige, avec mes pneus été que je savais maintenant usés, c’est là que mes perceptions ont changé. Là que d’un coup, je ne sentais plus la même accroche sur la route, la même inertie dans les virages.

Exactement comme certains patients qui s’entendent parler d’instabilité, de vertèbre qui bouge, qui se déplace ou pire de hernie qui est sortie lors d’un effort et, oh, mais, ne risque-t-elle pas d’exploser. Exactement comme ces patients chez qui l’alarme se met à sonner sans discontinuer. Chez qui l’attention s’échappe de son centre (il paraît que la région anatomique diffère selon le sexe de la personne), de l’individu, de la vie pour entendre, constater, surveiller ce qui se passe en ce point précis. Le point faible, la faille, le siège du risque.

J’avais des flashs de ma voiture pliée sur la rambarde de sécurité. D’un téléphone qui sonne dans la nuit noire. Je voyais mes proches dans cet instant terrible, celui qui précède l’enfer, celui où l’on rit encore alors qu’ailleurs le drame s’enlise. J’avais des flashs d’un cycliste anonyme, un chevaucheur de trottinette sous mes roues, fauchés à la faveur d’une plaque de verglas. Et quand le sommeil tardait à venir, je me voyais, épuisée, quitter la route des yeux en rentrant le lendemain soir et ne pas pouvoir corriger ma trajectoire, en cas de besoin. Autant dire que ces nuits-là, je dormais encore moins. Et plus j’étais fatiguée plus j’avais des flashs sur la route. Les images des possibles, toutes les trajectoires ou les avenirs possibles en plus de « suivre la ligne ».

Peut-être que les patients douloureux, eux, ne sautent pas de joie en contemplant le résultat d’une chirurgie longuement attendue. Il n’y a sûrement que moi pour revenir la voir, la nuit déjà tombée, à la lueur du téléphone, passer les doigts sur les rainures profondes et couiner de plaisir « la grande classe ». Oui je parle à ma voiture et à mes pneus ce soir-là.

C’était juste un changement de pneus. Mais les flashs ont disparu. J’entendais à nouveau le bruit du moteur qui répondait au moindre de mes gestes. Je ne sentais plus la fragilité, je retrouvais le lien avec ma voiture, cent mille kilomètres à notre compteur commun moi qui était si mal à l’aise au volant, avant. Je retrouvais sa puissance (1,6L 90CV diesel hein la nantitude c’est pas tout de suite) et l’impression de voler sur la route, totalement en contrôle. Alors qu’en vrai pas vraiment, je sais. Le danger de la conduite n’a pas disparu pour autant. Mais la faille était colmatée. Disparue. Résolue.

Il n’y avait plus de fragilité mécanique. Plus d’évolutivité menaçante sous mes pieds, plus de truc prêt à glisser, déraper, exploser. Ma conduite n’a pas fondamentalement changé, mes perceptions oui. L’environnement n’avait pas changé, ma façon de l’appréhender, oui.

Alors oui, ce n’est qu’une voiture. Je vous raconte un petit bout de notre histoire et de la foule de symboles qui m’accompagnent partout, même dans une voiture. Mais ce n’est qu’un objet matériel, une pièce rapportée pleine de danger et d’organes de sécurité. Comment aurais-je réagi s’il s’était agi de mon propre corps ?

Comment accompagner nos patients dans ces variations de perceptions ? Comment ne pas voir qu’en un mot, un seul, nous pouvons tout changer chez eux, tout bouleverser, tout envoyer valser, tout foutre en l’air ?

Dès lors que j’ai su qu’il faudrait les changer ces pneus, me serais-je sentie en sécurité avec une solution qui impliquait de conserver ceux-là ? Non.

Était-ce un choix libre et éclairé ? Le choix peut-il être éclairé quand la solution proposée annihile toutes les autres alternatives ? Ne serait-ce que parce que l’insécurité qu’elle crée, dans l’attente, peut suffire à changer complètement le regard du patient sur la situation. A l’amener à ne voir plus que ça. A ne sentir plus que ce qui ne va pas. A ne vivre que pour cet avenir où le problème serait résolu. Et je ne parle plus de voiture là, évidemment.

Un autre garagiste aurait-il pu me faire changer d’avis une fois que les flashs sont arrivés ? Probablement pas. Il aurait fallu qu’il ait l’air plus sûr de lui, plus compétent que le premier. Aurais-je oublié la faille, le risque si on m’avait dit qu’ils étaient encore bons pour deux fois plus que la distance promise initialement ?  Bien sûr que non. Bien sûr que j’aurais continué à conduire avec cette vigilance exacerbée. Sous tension, au propre comme au figuré, à l’affut de tout, dans l’attente du moindre signe précurseur de désastre. Tellement dans l’attente que j’ai fini par en voir partout des signes. Même des signes qui n’en étaient pas.

Je pense à tous les gens qui sont dans ce cas-là. J’aimerais vraiment qu’on avance pour éviter ça. A tous. Pour tous. La douleur est assez envahissante comme ça. Elle prend assez d’énergie pour qu’en plus il faille en garder pour la peur et les inquiétudes affamées. Un parcours de soin jalonné de ce type de sentence (au propre comme…) ne peut et ne sera jamais un parcours éclairé. Parce que les choix du patient ne reposeront plus sur ses réelles options. Seulement sur les quelques portes laissées par le discours du plus convaincant, souvent malheureusement, celui qui se bornera à dire qu’une pièce est à changer (ou à infiltrer).

On en reparle dans quinze mille kilomètres. Les plaquettes.

Commentaires

Mélanie Thirion a dit…
La psychomotricienne que je suis apprécie cette analogie et ce questionnement autour de la force des représentations, du récit que l'on peut se faire (ou pas) sur son propre corps en connexion étroite (ou pas) avec les signaux qu'il envoie, les émotions et les comportements qui en découlent...