Ecouter


"C'est toujours aussi vertigineux, le nombre d'histoires de violence, de croyances, de craintes que je peux entendre auprès de patients avec des douleurs persistantes depuis qu'ils m'ont appris à commencer à écouter"
Ça c’était moi hier. Besoin d’écrire, de dire, de partager, encore une fois, à quel point on peut se méprendre en croyant écouter et combien chaque petit pas vers un mieux-entendre peut amener, aider le patient à dévoiler des pans entiers de ce qui font ce qu’il est et ce qui le fait souffrir. Des éléments essentiels, profonds, constitutifs, que j’apprends à peine à appréhender. Parce que chacun de mes mots, de mes attitudes, de mes regards même, peut compter pour l’y aider ou l’en empêcher. Je n’ai pas besoin de tout savoir. Il y a en revanche des écueils qui lorsqu’ils existent, nous empêcherons d’avancer ensemble. Tant qu’il y aura une incompréhension, une distorsion, entre le patient et le soignant, moi.
J’en parlais hier ici
Depuis la CFT (thérapie cognitive fonctionnelle) et le mode d’interrogatoire, enfin d’échange, que j’y ai trouvé et que j’instille dans mes consultations, beaucoup de choses ont changé. Il faut une force et une obstination terrible pour réussir à cesser de penser POUR le patient, d’anticiper ce qu’il va dire et ce que je vais lui répondre, faire, avant qu’il n’ait fini sa phrase. Pour ne pas lui couper la parole avant deux minutes. Deux minutes. Ce n’est rien. Se taire deux minutes, dans mon parcours, c’est interminable et ça me demande un gros effort. Moi qui me pensais à l’écoute. Chronométrez-vous pour voir. C’est affligeant.
Donc, ne pas penser pour lui/à sa place. Et questionner. Vérifier. Est-ce que ce que j’ai compris correspond bien à ce que vit le patient, reformuler donc, lui montrer que j’écoute ou en tout cas que j’essaye de comprendre et que j’ai besoin qu’il valide ce que j’ai cru déduire de ses mots. Parce que ce n’est pas toujours simple. Entre ce que dit le patient, ce qu’il pense, ce que j’entends, ce que j’ai envie d’entendre, ce que je comprends et ce que je crois comprendre. Sacré bordel.
Le premier pas en CFT, c’est donner du sens à la douleur. Est-ce que j’ai compris ce que ressens le patient, pourquoi il a mal (spoiler : pas toujours), qu’est-ce que lui a compris de sa douleur. Pourquoi pense-t-il qu’il souffre. Et si je ne sais pas pourquoi, cette incertitude est-elle partagée ? Est-elle suffisamment étayée pour ne pas nourrir d’inquiétudes ? Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas exactement d’où vient une douleur, si aigüe soit-elle, qu’on ne peut pas rassurer sur le fait qu’aucun processus grave n’est à l’œuvre ou éviter de supposer, devant lui, que le patient exagère.
Comme il est très bien mentionné ici, la douleur est une perception : « l’intégration d’une sensation dans un processus cognitif donnant naissance à une expérience subjective plus élaborée, intégrant le contexte, l’histoire antérieure, les apprentissages… ». La douleur est donc une construction entièrement mentale, élaborée à partir des sensations corporelles mais pas que. De la peur de la douleur, du sens qu’elle prend à ce moment-là (grave ou moins grave) le vécu antérieur, les informations reçues de sources plus ou moins fiables, les doutes et les certitudes…
Donc, dire « ça va aller, ça va passer », si le patient a la certitude que son dos s’effrite, s’effondre, se tord, se déchire… (merci les mots magiques : dégénératif, arthrose, affaissement, déchirure, protusion…), c’est contre-productif. Ça ne rassure pas le patient qui peut penser que sa certitude n’a pas été entendue (quand il la conçoit facilement, ce n’est pas toujours explicite), d’ailleurs en disant que « ça va » vous n’en parlez pas. Vous ne dites pas en substance pourquoi ça ne va pas s’effondrer. Ni que ça peut continuer à faire mal mais que ça ne veut pas dire que ça s’aggrave. Et que d’ailleurs, ça ne coûte pas cher de rappeler que quand la douleur aura diminué, la radio (qui était déjà sûrement comme ça y a deux ans, quand vous n’aviez pas mal), n’aura pas changé pour autant.
Il y a cette approche biomécanique à explorer. Vraiment. Celle où les mauvaises représentations mécaniques ou anatomiques peuvent contribuer à entretenir un cercle vicieux douloureux : j’ai peur de me faire mal, je fais attention, je bouge moins, j’ai peur de bouger… (fucking aberration de la fameuse « vertèbre déplacée ») l’ensemble entretenant la douleur et surprise, en abaisse le seuil de perception. La douleur survient donc plus tôt et plus fort, sur des mouvements plus anodins, validant le cercle. Et c’est reparti pour un tour.
Et puis, il y a l’autre. Celle qui va avec. Celle qui fait peur. Est-ce la psychosociale du modèle biopsychosocial ? Je ne sais pas. J’ai du mal à lui trouver un nom, une place à cette approche émotionnelle que je découvre à peine, dans laquelle je tâtonne souvent. Cette approche qui amène à interroger les représentations émotionnelles d’une douleur en particulier. Interroger c’est un peu fort. Un peu intrusif. Parlons plutôt d’échange, de guidage. Laisser cheminer le patient vers les mots qui lui viennent, les souvenirs. Sans jugement, sans précipitation. C’est un sacré challenge que de les y amener en douceur, sans les contraindre, parce que parfois rien ne vient et parfois, souvent aux moments les plus inattendus, souvent en fin de consultation, les vannes s’ouvrent et qu’il faut quelqu’un là pour contenir, des mots, des doigts, la personne que la déferlante va traverser.
C’est un travail d’équilibriste que de prendre un « c’est sûrement psychologique » lancé à la volée pour trouver l’espace neutre pour en discuter, les mots qui ne nous amèneront ni l’un ni l’autre dans le délétère « c’est dans la tête » encore tellement péjoratif. Parce que si la douleur est une construction cérébrale, ce n’est jamais juste dans la tête. Jamais comme ça. Et jamais voulu. Jamais accessible à des conneries du genre « blinde-toi, secoue-toi, essaye de passer au-dessus ».
Et dans cette autre. Sur ce fil-là, si fragile, il y a parfois, souvent, beaucoup trop à mon goût, des choses sales au bout du fil. Des traumatismes (et chacun est légitime, le traumatisme ne se commande pas sur une échelle de gravité, des petites choses peuvent induire de grands traumatismes, et vice-versa. Il n’y a pas de petites choses d’ailleurs), des pertes, des culpabilités, des violences, des failles. Des fils qui se déroulent lorsque je m’y attends le moins. Certains portent leurs pelotes emmêlées sur leur visage. Pour d’autres en revanche, la pelote est juste là, derrière un sourire parfois tellement sincère que je m’y laisse prendre. Eux aussi d’ailleurs. L’esprit humain semble si fort pour occulter, pour répondre comme attendu, histoire d’éviter de sortir les monstres des placards. C’est encore se montrer faible que d’oser sortir les monstres. Que d’oser y penser.
Je les laisserais bien là, moi, ces monstres. Les miens, les leurs. Eux aussi d’ailleurs. Sauf que certains monstres mordent. Et qu’ils ont les mâchoires solides. Et que tant que moi, ou d’autres, plus qualifiés, ne leur glissent pas les doigts dans la gueule pour les desserrer, on aura beau étirer, remuscler, renforcer, éduquer, délordoser, certaines douleurs resteront…
Je vous laisse ci-dessous un extrait. Volontairement flouté, comme une photo pixellisée, pour que personne et en même temps plusieurs s’y reconnaissent car souvent, le chemin est le même. Et qu’il y a dans cet entretien que j’ai tenté de garder fidèle, dans mes mots à moi, les réponses mélangées de plein de gens différents, qui un jour, m’ont fait l’honneur de dérouler un fil difficile en ma présence.
C’était une consultation classique. Un soin de longue durée. Des échanges cordiaux, des rires, souvent. Du soutien, mutuel même parfois. Le plaisir de travailler avec un patient heureux (il ou elle, choisissez) de progresser, de se voir avancer, rassuré par la certitude que ça ira, parce que « ça passe » et que quoiqu’il arrive, « le temps suffira ». Une vie personnelle que je pensais commencer à bien appréhender. Des difficultés, comme tout le monde, le couple, la parentalité, l’argent, la charge mentale. Evoquées parfois à demi-mot, parfois plus fort, parfois tues. Et puis, cette question anodine, ce conseil, demandé innocemment, pour une douleur autre, déjà évoquée précédemment, avec le sourire parce que « bien gérée, pas gênante » qui revient ces temps-ci :
-          Donc, vous me parliez d’une douleur là, ce n’est pas la première fois que vous l’évoquez avec moi, qui a l’air de vous gêner un peu plus cette semaine… (Opine du regard) Vous m’avez dit que ça faisait longtemps, vous souvenez-vous de quand elle a commencé ? Sauriez-vous me dire quand vous l’avez ressentie pour la première fois ?
Un temps, celui de la réflexion, le silence qui s’étire.
-          Oh oui, ça fait longtemps. Je crois que j’étais jeune la première fois. Ado. Non, même avant. C’était une période où je dormais mal. Quand je me réveillais, j’avais très mal, là, tous les matins. Je dormais mal, d’accord, mais quand même. J’étais complètement crispé.e au réveil, c’était terrible.
-          Cette douleur ressemble à celle que vous avez ressenti ces derniers jours ?
-          Oui, c’est à peu près la même douleur, au même endroit, ça fait comme une pointe avec une crispation…
-          Vous souvenez vous de quelque chose qui aurait pu déclencher problèmes de sommeil ?
-          Non, pas vraiment, ça allait plutôt bien à ce moment-là, je ne vois pas pourquoi…
Il vous faudrait voir cette phrase dans la bouche des patients, les quelques fois où je l’ai entendue, sous différentes versions. Il vous faudrait voir ces sourires, ces haussements d’épaule, cette certitude d’être un peu bizarre, d’exagérer, parce que je n’étais pas si malheureux.se à cette époque-là. Je me demande dans quelle mesure il n’y a pas une forme de protection ou alors d’atténuation du souvenir. Quand on a mal tous les jours, peut-être que tout ce qui vient d’un temps où la douleur n’était pas systématique, où elle passait, cette connasse, peut sembler idyllique, insouciant.
-          Avez-vous le souvenir d’un changement à cette période-là, un nouveau sport, un nouvel environnement ?
-          Non pas vraiment. Ça allait. Je n’ai pas déménagé, pas de changement de sport. Je ne vois pas.
Toujours le haussement d’épaule. Toujours l’incompréhension. Cette recherche un peu passive, essayer vaguement de se souvenir d’un truc particulier qui ne vient pas. Le changement, notamment de sport ou de rythme sportif, est un bon indicateur pour certaines douleurs musculosquelettiques qui traînent, quand l’exposition à la contrainte initiale a été trop forte et non graduellement corrigée. Et puis ensuite, sous prétexte de parler de changements, d’évènements, de déclencheurs, je risque une main vers ceux qui font peur. Et je ne remercierais jamais assez ces échanges sur Twitter, qui nous ont amené à en discuter chaque mot, même si la question restera toujours perfectible…
-          Donc, on a dit, pas de déménagement, pas de changement de sport ou d’école, pas de d’éloignement avec des amis, avez-vous souvenir, à cette époque d’évènements difficiles que vous auriez pu vivre ou auxquels vous auriez assisté ?
Reformuler. Ralentir, parler doucement, regarder de côté, avec douceur. Ça va faire mal peut-être, je suis là. Rien n’est obligatoire. L’assentiment à ma reformulation, cet infime moment de recul sur le « auriez-pu vivre » qui me conforte dans l’idée qu’en rester à « victime de » est insuffisant pour ouvrir la porte à a ceux qui n’étaient « que » témoins voire ceux qui ont été ou se sont senti « agresseurs ». Assisté. Assisté. La lueur dans le regard. Les épaules qui reviennent en avant.
L’inspiration profonde. Comme consentir à une défaite. Ce n’a jamais été mon but. Ce n’est pas une défaite. Ce n’est pas un aveu. J’aimerais tant que cette idée se détricote un peu. Ce n’est pas se plaindre, ce n’est pas être faible que de dire « j’ai vécu des choses difficiles » et ça ne doit pas donner lieu, il y a des soignants qui essayent, promis, à discrimination dans le traitement de la douleur parce que « c’est dans la tête ». Ce n’est jamais dans la tête, mais c’est la tête qui commande. A notre insu. Et la culpabilité, l’anxiété, le remord, la peur, la mauvaise estime de soi sont d’excellents cocktails pour s’assurer de garder la douleur bien vive et bien présente. Surtout si on assène ce putain de couperet, d’injonction à « passer au-delà, vivre avec, se bouger, faire son deuil » surtout quand on est à des kilomètres de pouvoir imaginer combien ça fait mal.
Donc l’inspiration profonde. Et ça ce moment-là, le fil. La vague. Les nœuds qui se défont. Les mots. Que je vais garder pour moi. Pour eux. Brutalement, d’une douleur qui revient parce que beaucoup de boulot à la maison ou au travail ces derniers temps, beaucoup de pressions, de trucs à porter, de trucs à gérer, d’une douleur qui revient physiquement, d’une époque lointaine incomprise, rappelez-vous, ce foutu « ça allait, je ne vois pas pourquoi… », des liens se retissent.
Cette douleur, la première fois, c’était la douleur d’un proche agonisant. C’était la douleur, la première nuit après avoir été témoin, ou victime de violence conjugale. La première fois qu’on a sous-entendu que cet enfant était tombé malade ou même décédé, par négligence maternelle et qu’on l’a dit à la mère, justement. Le sommeil agité, la douleur physique, le stress immense, d’avoir été frappé, mis à la porte, d’avoir vu un père détesté menacer une mère aimée, d’avoir dû se cacher d’un homme qui voulait tuer un bébé. L’effondrement quand quelqu’un juste après l’accident a dit « tu ne remarcheras plus jamais », la certitude, quand les contractions faisaient si mal que les côtes s’en brisaient, qu’on a évincé cette certitude d’avoir les os cassés d’un « vous exagérez », la peur et la douleur infinie quand un enfant s’est demandé s’il ne valait pas mieux être abandonné, fuguer, vivre dans la rue, que de devoir vivre avec un parent violent…
Des douleurs qui ont commencé là ou juste après. Des douleurs qui sont restées, fortes chez certains, dormantes chez d’autres, et qui reviennent maintenant. Parfois sans raison identifiable, il y a parfois un long chemin supplémentaire pour trouver ce qui actuellement, enclenche ce douloureux rappel. Parfois c’est juste là. Une date. Des faits qui se reproduisent, dans le couple actuel. La souffrance crainte et lue chez un enfant qu’on n’a l’impression de ne pas avoir pu protéger. Une saison. Une odeur. Un cri. Le premier. La première gifle depuis…
Des évènements, des traumatismes tellement violents ou vécus comme tels (légitimes encore une fois, toujours légitimes) qui surnagent là, pas loin et qui prennent une partie des commandes, une place sous-jacente tellement grande qu’elle pervertit la perception douloureuse. Une place, pas forcément accessible à la conscience mais qui occulte suffisamment le rapport antérieur positif à la douleur (j’ai eu mal, c’est passé, je suis solide, la nature est bien faite), entre autres, pour s’assurer de garder un seuil de perception très bas où la moindre sensation peut conduire à la genèse d’une douleur. En dehors du concept abject de douillettitude.
Alors oui. C’est un peu éloigné de la masso-kinésithérapie. Le glissement de tâche, en l’absence de base solide, vers la psychologie peut paraître dangereux. Oui, à choisir, certains soirs, j’aurais préféré ne pas savoir. Rester dans l’ignorance douce et tranquille, dans les liens faciles, une structure anatomique, un dérangement, une douleur. Rester à la surface de leurs rires, laisser les monstres dans leurs placards, parce que c’est confortable, pour moi, c’est clair. Pour eux peut-être.
Et pourtant. Il y a eu des mots. Il y a eu des « je comprends mieux ». Il y a des douleurs qui sont restées. Certains qui ont toujours mal mais qui s’amusent, malgré tout, qui se font plaisir. Et puis, il y a les autres, ceux qui bientôt n’auront plus mal. Parce qu’ils n’ont plus peur de bouger, parce qu’ils ont compris la douleur. La partie mécanique, la partie du mouvement et le cercle vicieux, la sensibilisation, entretenue par l’histoire, les sentiments lourds, pesants, les traumatismes. La violence et le « surtout ne pas se plaindre, ne pas demander d’aide ». Alors que si. Justement. Ils savent. Ils ont moins peur et petit à petit, ils ont moins mal.

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