Ma main sur votre poitrine
La pièce est sombre, la lumière de la vieille ampoule
fatiguée vacille un peu. Mes yeux peinent à faire certaines mises au point, un
savant mélange de manque de sommeil et d’épuisement mental. Il est 15h30, je
suis arrivée au cabinet il y a 8h déjà et je ne crois pas m’être arrêtée. Quinze
minutes pour manger peut être qui s’apparentent plus à une course qu’à une
pause, sauf si vous vous savez manger, faire la vaisselle et boire un café en
quinze minutes. Treize consultations de trente minutes. Ou vingt-sept, vingt-huit
minutes probablement, pour entre deux, caler quelques factures, trop de
factures, trop de mails, trop de trucs chiants à penser, pas assez de temps
pour divaguer, respirer, rire.
15h30, je suis un coup de vent qui revient de visite, le
visage cinglé par la pluie et dans ma salle d’attente, c’est une ombre blonde
et délicate qui m’attend. Une expectative douce et tranquille, un sourire
paisible sur les yeux, vaguement inquiète malgré tout.
Inviter, saluer, faire les papiers, bonjour, désolée d’être
un peu en retard, je reviens de visite, merci d’avoir fait l’effort de vous déplacer,
encore toutes mes excuses pour l’attente, je vous laisse vous débarrasser de
votre manteau, vous asseoir, je vous en prie, racontez-moi ce qui vous arrive, écouter…
Une vague odeur de tabac froid, le patient précédent sans
doute, tourne encore dans l’air et devant moi, c’est une vieille dame
souriante qui vacille.
Je suis si fatiguée.
C’est une femme courtoise, distinguée. Il y a quelque chose
de magique dans cette façon qu’elle a de retirer ses gants, son écharpe, de
saisir du bout des doigts les bords de son chapeau. Au ralenti, avec élégance, comme
si c’était parfaitement naturel d’avoir autant de classe. Même à bout de
souffle. Surtout à bout de souffle.
Le pantalon à pince qu’elle remonte un peu avant de s’asseoir,
le pull en cachemire, le foulard en soie, la chemise de laine et ce soutien-gorge
couleur chair. Pour les femmes de sa génération, il paraît que le noir c’est
vulgaire. Il n’a pas de sens dans l’immédiat ce soutien-gorge, je le regarde à
peine, il est un fait, sans âme, il ne m’inspire rien, il est là, il est. Je ne
le sais pas encore mais pourtant celui-là, qui n’avait pas l’air d’être, celui-là,
avec la femme qui l’entoure, va bientôt faire partie des images gravées dans ma mémoire.
Pour l’instant, j’écoute, le pavillon du stéthoscope
légèrement posé sur sa peau fine, une de mes mains abandonnée sur son épaule,
il faudrait que j’arrête, que je stoppe cette manie des mains-soutiens que je
laisse traîner sur des dos, ou des bras, dans des moments difficiles, dans des
moments qui font mal, il faudrait que j’arrête, je sais. Et pourtant je n’arrête
pas.
Son dos voûté se prête à mon écoute, cette crête crénelée de
vertèbres saillantes dressées entre le dessin de ses côtes. Vous avez perdu du
poids récemment, oh oui, au moins quelques kilos, avez-vous pu en parler à
votre médecin, avez-vous de l’aide ou besoin d’aide pour essayer d’enrayer
cette perte de poids, oh oui elle sait, non je me débrouille, je mange peu mais
je mange bien, je reconnais pourtant avoir perdu l’appétit ces derniers temps…
Sans les gants, sans le bonnet, le chapeau pardon, sans le
cachemire en haut, juste dans ce soutien-gorge couleur chair, il y a ce corps
frêle, étroit, ces gestes emplis de grandeurs, immensément mesurés et élégants dans
ce corps pourtant minuscule, étriqué, ce corps qui s’efface presque, qui dévoile
ses aspérités, ses failles et ses lignes de forces. Quelques kilos ce n’est
déjà pas rien sur soixante ou quatre-vingt, sur quarante, c’est une asphyxie,
une angoisse, c’est la vie qui s’enfuit, qui s’étire, s’absorbe, fond
sur les reliefs osseux.
Il y a la technique, la concentration, le fil du bilan qui
se déroule tranquillement. Ecouter, lire, comprendre, compter, hypothèses, drapeaux
rouges, jaunes, critères d’urgences, signaux d’alertes. Prendre quelques notes,
attention à l’hygiène, à chaque geste, reposer une question, reformuler, réécouter.
Rassurer. Vous pouvez cracher, j’aimerais voir, ça va sûrement vous gêner, je comprends.
Je ne vous le demanderai qu’une fois, sachez que moi ça ne me gène pas et ça a
même un sens pour m’orienter dans mon travail.
J’abandonnerai encore une main sur son dos lorsqu’elle
crachera tout à l’heure, nouée par son besoin de rester digne, de cracher élégamment,
rapidement, troublée par mon impuissance à la rassurer pour lui éviter cette
gène qui lui était pourtant inévitable.
Mais ça, ça sera tout à l’heure. Parce que là, brutalement,
là, à cet instant, il y a ma main, sur sa poitrine. Elle y est comme elle y est
toujours dans ces cas-là. Sauf que cette fois, je la regarde et je vois, je la vois.
Ma main droite avec ses lignes
familières, les veines saillantes, le dos un peu rougi par les lavages réguliers,
le dessin des articulations, les stries de sécheresse (de vieillesse ?)
autour, la finesse des mains de ma mère, le duvet blond sur mon poignet. Ma main,
ma peau, moi, légèrement, à peine, soudain, posée sur sa poitrine. Légère,
comme toujours, petite plume, pour écouter, guider, emmener du bout des doigts,
les côtes vers un souffle plus grand.
Mes petites mains fines, mes petites mains qu’on raille d’habitude,
car elles n’ont pas la tête de l’emploi, elles n’auront jamais assez de force
pour faire ce boulot-là, mes mains qui voudraient tout faire toutes seules et
qui disent non parfois car certains muscles sont plus durs que des pierres et
je m’y casse les doigts.
Mais là, ma main droite prend presque toute la place sur
cette poitrine. Je pourrais presque la tendre d’une épaule à l’autre. Cette
main qui se noie souvent sur des torses ou des dos de joueurs de rugby, sur des
cuisses de footballeurs, aux bords de ventres arrondis qui promènent la vie,
mes mains pour soulager de larges épaules qui tentent de ne pas ployer sous la
charge mais jamais, ou si peu, mes mains, ma main qui ferait se noyer sous elle
un si petit thorax, en faire le tour rien que de la naissance du poignet au bout de mes doigts.
La lumière est faible, sa peau diaphane, douce et fine comme
du papier de soie, les veines palpitent juste en dessous, comme celles sur mes
mains, mais moins vite, moins fort, le chemin est plus sinueux, le sang plus
paresseux. Mon regard s’accroche sur la chair enfuie, le bombement du sternum,
le décroché des articulations chondrocostales et le gouffre de la fourchette sus-sternale,.
Ses clavicules hautes et saillantes, qui paraissent si fragiles et pourtant
assez solides pour s’y accrocher. Et ma main encore, immense, démesurée sur sa
cage thoracique étroite, figée, ce souffle si court qui l’anime. Ce petit thorax
de petit moineau dont le chat aurait recraché les os piquants comme des
aiguilles, ce petit moineau qui a évité les chats, qui a vu déjà revenir le printemps
à peu près quatre-vingt-dix fois et qui vient parce que c’est dur, parce que je
dois m’arrêter trois ou quatre fois pour monter la côte, mais que c’est
important de sortir pour le chien et puis je suis si fatiguée.
Si fatiguée.
Et l’image reste. Cette peau claire, ce souffle si court, presque
invisible, presque inaudible. Ma main si grande sur ce sternum si étroit, juste
au-dessus de ce soutien-gorge chair, ma main qui s’arrête et qui écoute, le
battement qui dure depuis si longtemps. Ces côtes qui montent et qui tournent à
peine, dans ces rouages qui ont trois fois mon âge et qui la portent encore.
Quinze à vingt inspirations, soixante à quatre-vingt dix battements par minutes.
Depuis quatre-vingt dix ans.
Elle est si fatiguée. Elle voudrait arrêter de tousser et
monter la côte sans s’arrêter.
Sentir la vie s’accrocher autant, avec tant de sourire et d’envie,
entendre ce battement irréductible et soudain cette impression étrange de
pouvoir, avec des mains soudain si grandes, la porter elle et tous les autres
et pourquoi pas sauver le monde.
Pour la côte, on devrait y arriver.
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