Cimentoplastie
J’ai vu son nom sur le planning. Je l’ai vu hier soir, je
l’ai revu ce matin, je l’ai revu en pointant mes patients sur l’ordinateur. Et
à chaque fois, cette flemme immense, cette non-envie, ce vide sidéral de
courage et ce soupir. Pas déjà. Pas encore. Lui, je n’arrive pas à le soigner
comme les autres. Ils sont parfois plusieurs dans ce cas, parfois seuls, ça
dépend des saisons, du temps peut-être.
A chaque fois je repense à nos débats animés du temps de la
#TeamBisounours. Soigne-t-on moins bien quelqu’un dont on serait gêné par
l’odeur, l’apparence, les convictions politiques ou les idéaux ? Ces
prétextes fallacieux peuvent-ils nous servir, nous autoriser à faire
différemment ? Peut-on, parce qu’un patient, enfin la personne qu’il est,
énerve, repousse, fragilise la personne que nous sommes, permettre au soignant
de soigner celui-ci autrement. Moins bien. Moins longtemps ?
Je me reproche souvent les rares discussions animées,
entrecoupées de rires aux larmes, quand on décharge, entre nous, sous couvert
d’un cabinet vide ou de quelques mots sur un clavier, toute cette tension
accumulée en riant des détails. De leurs détails. Dont on ne devrait pas rire
non. Pas sourire. Pas soupirer non plus.
Je devrais sûrement avoir appris à gérer, ce truc qui doit
s’appeler contre-transfert, ou assimilé. Appris à fermer la porte pour
n’entendre que ce qui m’est utile et pas ce qui pourrait me destabiliser. Je
m’y refuse bêtement peut-être parce que je veux tout entendre, parce que je ne
veux pas choisir, sélectionner, juger de ce qui est utile ou non, éluder le
reste.
Je soigne des gens d’abord. Patients par la force des choses
mais des gens, avant. Enfin je veux.
Pourquoi tant d’émotions négatives alors devant lui, avant
lui ? Pourquoi cette appréhension, ce souffle qui se bloque, cette envie
de fuir, de faire demi-tour ? Comme souvent, celui-ci est un de ceux qui
vont le plus mal. Il porte sa souffrance partout, sur son visage, le froncement
de ses sourcils, la tension dans sa mâchoire, dans ses lèvres qui se desserrent
à peine. Il irradie la noirceur de la douleur dans la salle d’attente, le
regard vague, un peu de biais en bas, les épaules tombantes, le menton sur la
poitrine.
Il est assoiffé de réponses, saturé de questions et
d’angoisse. Et je suis sa bouée. Enfin il aimerait que je sois sa bouée. Il
aimerait s’accrocher là, se laisser dériver, rassurer, bercer. Et ça
m’angoisse. Tout le monde autour démissionne, le médecin, le psychologue, on
lui dit de se secouer, de bouger mais il ne peut pas, tout englué qu’il est. Plus
personne ne lui donne d’ancrage. Il a lâché le gouvernail, il n’ose plus bouger
de peur de se faire mal, plus se toucher non plus, au cas où, même pour se
masser, surtout pour se masser, même un peu. Il essaie de s’accrocher mais il
est trop lourd, trop lourd de cette attente, trop lourd de cette montagne
d’espoir et de ces années de désillusions. Il pèse trop fort sur ma blouse, enfilée
pour combler les lacunes et les doutes, pour me donner cette illusion de puissance,
de réponse-à-tout, pour faire fuir ma propre impuissance à les soulager.
Ça m’énerve, ça m’oppresse. Ce rôle qui m’échoue parce
qu’on n’a pas su faire mieux avant, autrement. Ce rôle auquel je suis mal formée,
« t’es pas psy hein » mais pour lequel ici, je n’ai personne pour me
relayer. Ça m’énerve que ça m’oppresse. Ça m’énerve qu’il soit oppressé par la
morosité ambiante, les médias alarmistes, les on-dits du déjeuner du dimanche.
Parce que ce patient là et d’autres avant qui lui ressemblaient, fragilisés par
la souffrance, la peine et l’angoisse, sont les plus sensibles à ce genre de
discours, sont ceux qui le prennent vraiment pour eux. Ils arrivent chargés de
leur souffrance mais aussi chargés de la culpabilité de n’avoir pas su s’en
sortir alors que personne n’arrivait à les aider, comment auraient-ils pu s’aider
seuls ?
Je ne veux pas de ce rôle-là, est-ce vraiment le mien ?
Je déteste essayer de tenir à flot les patients qui rament vers le fond,
souvent parce que nous soignants leur avons allègrement donné les armes pour le
faire, ou que nous n’avions pas les bons outils pour les tirer de là. Que la télé ou la famille, ou l’inconscient collectif leur ont planté dans le bide,
les convictions erronées qui les maintiennent la tête sous l’eau, à les en noyer sous la peine.
Et lui, il a tellement peur, tellement envie de vivre et
peur de ne plus jamais pouvoir, engoncé dans sa douleur. Et tellement besoin de
mon aide. Moi, petite chose isolée tout au bout de la chaîne, qu’il a épuisée
en long, en large et en travers, moi avec ce joli piédestal en carton, dont je
ne veux pas, celui qui clame que peut-être je suis celle qu’il attend pour
revivre.
Et je sais que ça ne marchera pas tant que ça. Et ça
m’énerve. Et ça m’énerve que ça m’énerve, ça m’énerve que ça m’amène à cette
envie de le repousser. Il va poser des questions auxquelles je n’aurais pas de
réponse, chacun de mes mots amenant des dizaines d’autres angoisses. Et moi je
serais là, avec l’impression d’avoir sa vie entre mes mains, que mes mots mais
aussi ma voix mon sourire, mon regard, mes mains sont les seules armes (en
lesquelles j’ai toujours eu du mal à croire) le seul ciment que j’ai à lui
apporter pour recoller les morceaux, ses morceaux. Pour l’aider à trouver en
lui la conviction qu’il va y arriver, conviction sans laquelle justement il n’y
arrivera pas. Conviction que je ne vois pas comment lui donner parce que je
suis là, cachée derrière la porte que j’ai du mal à respirer, tellement je n’ai
pas envie, tellement je m’en veux de pas avoir envie, tellement je manque
moi-même de conviction en ma capacité à le convaincre.
C’est une métaphore, et pourtant ma conviction c’est la clé pour lui redonner la vie. Pas celle qui s’oppose à la
mort mais simplement la vie, celle avec des sourires, la vie avec
le plaisir simple de vivre, d’être bien, de savourer des moments qui ne seraient
pas systématiquement un peu sombres, au minimum dans leurs recoins. C’est ce que je veux lui
donner. C’est pour ça que j’ai fait ce métier. Et là, j’ai pas le courage de m'en convaincre.
Vous auriez un peu de ciment en stock ?
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