Sous les toits

Au loin, j’entends la sonnette du portail.
C’est elle. Presque à l’heure.
Je sais que Josiane va lui ouvrir.
Je profite encore un peu du silence.
Je sais déjà ce qu’il va se passer.

Elle va pousser la porte de l’étage et poser sa sacoche de visite sur la chaise du palier. Elle est bien lourde cette sacoche, je ne l’ai jamais vue en sortir quoi que ce soit, à part, le gel transparent dont ils se servent à l’hôpital pour se laver les mains.

Elle va me lancer un grand bonjour de loin et me rejoindre avec le sourire dans mon antre. Traverser le vestibule, la chambre bleue où le bruit de ses pas va mourir sur la moquette épaisse, la chambre beige et puis la fenêtre. 

Et elle va s’arrêter, un instant, une seconde, après avoir passé la petite marche qui me donne tant de difficultés, entre les portes vitrées bordées d’un liseré de bois clair.

Elle va s’arrêter. Et elle va respirer. Ce qu’elle ne fait jamais.

Elle a l’air de toujours tout faire vite. Elle marche toujours tellement trop vite. Pour monter l’escalier, quitter son manteau, réajuster sa blouse, un peu plus grisâtre avec le temps, traverser ce foutu tapis par-dessus lequel elle va me demander tout à l'heure de zigzaguer et monter cette foutue marche. Dire bonjour, sourire, serrer la main, trop vite, trop facile, trop en apnée.

Elle va s'arrêter et elle va regarder. Cette petite terrasse entièrement vitrée qui donne sur les toits de la ville. A l’heure où elle passe, le soleil amorce sa descente sur les toits juste en face, entre les feuilles des bouleaux qui jaunissent et chutent beaucoup trop vite ces jours-ci. Les murs et les pans du toit lambrissés luisent sous les éclats de lumière jaune-orangé qui les éclaboussent et qui rebondissent sur elle. On dirait qu'elle s'attarde pour garder cette lumière un peu sur son visage. 

Comme à chaque fois, elle va balayer les murs, ceux qui ne sont pas devenus des fenêtres, couverts d’étagères remplies de livres. Comme si elle les caressait du regard, comme si elle cherchait des titres familiers, une lueur d’envie dans les yeux. Elle va sourire devant la couverture couverte de poils sur le premier fauteuil, que le chat de la maison, roulé en boule ou étalé de tout son long, garde comme le plus précieux des trésors. Je crois qu'elle a très envie de le caresser mais qu'elle n'a jamais osé demander. Il faudrait que je lui propose. 

Je l’attends toujours là, dans le fond à droite, près de mon bureau, couvert de livres ouverts, entamés ou terminés. Des livres qui débordent sur le guéridon, jusqu’à mes genoux. Mes traités d’histoires, des ouvrages de vulgarisation scientifique, de préférence en anglais, des romans de guerre, de voyage ou de gare, n’importe lesquels et tous en même temps.

Elle va pousser le guéridon envahi tout en douceur, comme si elle craignait d'en heurter un seul. Et puis ensuite nous allons travailler. Je saisirais peut-être ce regard un peu triste quand elle se rappellera m’avoir dit qu’elle allait pouvoir m’aider à m’améliorer avec un peu d’efforts et de l’assiduité. Finalement, je ne vais pas particulièrement mieux, juste pas vraiment pire. C’est déjà bien. C’est ce qu’elle dit parfois pour me convaincre ou pour se rassurer mais je sais qu’elle espérait vraiment m’apporter un peu plus.

Elle est un peu dure avec moi. Les exercices se ressemblent d’une fois sur l’autre. Son temps est compté, elle enchaîne souvent les exigences, faut dire que je refuse les pauses qu’elle me propose régulièrement. Elle a compris que ses encouragements me font mal parfois, alors elle essaie. Elle essaie de se taire parce qu’elle voit bien que je supporte mal qu’on me dise « très bien » quand j’ai levé un pied, le bon, celui qu’elle voulait, ou quand j’échoue parce que « c’était pas mal, quand même». Ne dites jamais "quand même". C’est juste lever le pied et le bon, devant ma vie qui file, devant mon autonomie qui s’écorche en lambeaux, ce n’est pas « très bien », ce n’est rien. Juste rien.

Je sais qu’elle ne saura pas quoi dire si je lui dis, encore une fois, que je sens l’avenir s’assombrir, que j’ai hâte que ça s’arrête, en tout cas, j’aimerais que ça s’arrête vite et net. J’ai l’impression qu’elle me donnerait bien raison si elle le pouvait. Elle éludera peut-être. Elle marquera certainement un temps d’arrêt, le temps de respirer, encore. De chasser les battements de cœur en trop. Elle voudrait me rassurer mais elle sait qu'il n'y a rien à dire. C'est la vie qui s'en va, un peu trop tôt, un peu trop vite, un peu trop ralentie pour poursuivre. 

Et puis, elle repartira. Cette chaleur dans les yeux et ce temps d’arrêt toujours, pour cette pièce où j’ai passé une longue partie de ma vie, pour le chat qui m’y a toujours tenu compagnie et les milliers de mots, alignés, couchés sur le papier, rangés au soleil, le long des murs en bois clair. Elle va respirer l’odeur des livres une dernière fois et s’enfuir, retrouver ce monde d’instantané, de dématérialisé, d’informations chocs plus fausses que vraies souvent. Ce monde plein d’amis plus ou moins imaginaires dont elle ignore peut-être le prénom ou les traits du visage. Ceux qui lui causent sans cesse, je l’ai deviné à la vibration régulière de la poche de sa blouse, à certains pas qui s'allègent quand ça vibre, là contre sa poitrine, ceux qui la soutiennent.

Chut, la voilà, j’entends ses pas pressés dans l’escalier.

Je vous laisse.






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