Pars, mais pas trop vite.
« C’est très grave ».
Lui, il est noyé d’angoisse. C’est sa femme.
Ça fait des années que c’est très grave en fait. Les poumons s’étiolent
rongés par la fumée des milliers de cigarettes qu’elle leur a balancé depuis
ses vingt ans. Elle le disait très bien, il y a quelque mois, elle est de cette
génération de femmes que la cigarette rendait puissantes, désirables et un peu
inaccessibles. Libres en somme. Libres de se détruire. « Mais ça, personne
ne nous l’a dit avant qu’il ne soit trop tard. Nous on trouvait juste ça chic ».
Chic.
Les poumons, silencieusement, ont attaqué, avant tout le reste, l’abrupte
pente du vieillissement. Un peu plus abrupte, la maladie aidant. Son souffle s’est
raccourci, son univers aussi. Fini la forêt puis le parc, puis la rue. Bonjour
le lit, salut le canapé. Son cœur, craignant d’être laissé pour compte, a
suivi. Les uns flinguant ponctuellement l’autre, et vice versa, faisant de son
couloir son Everest personnel.
Parce qu’un malheur arrive rarement seul, l’esprit s’est mis à flancher
aussi. Adieu les repères temporels, le raisonnement logique, la rationalisation,
bonjour l’angoisse, immense, infinie, submergeante, inaccessible. Et avec elle,
les cris. Le jour, la nuit. Les hurlements dès que lui quittait la pièce, elle,
toute à son deuil, à chaque fois renouvelé, de la perte supposée de son mari.
Alzheimer ne l’a jamais empêchée de discuter, causer, invectiver, elle y a « juste »
perdu la capacité d’imaginer, de visualiser ailleurs ce qu’elle n’a plus sous
les yeux. Alors quand elle ne voit pas son mari, quand d’un coup, elle lève les
yeux du livre, qu’elle tente de lire sans jamais tourner une page, et qu’il n’est
pas là, c’est qu’il l’a abandonnée. Forcément. Qu’il est mort, ou agonisant,
là quelque part. Alors elle crie. Du plus fort qu’elle peut, du fond du gouffre
de la douleur qui naît à chacun de ces instants. Chacune de ces quinze putains
de fois par jour.
Et lui se précipite. Toujours. C’est son épouse
C’est grave depuis longtemps. C’est compliqué depuis longtemps. C’est
inextricable depuis peu. Elle ne veut plus voir le médecin. Elle ne veut plus
voir les pompiers. Elle ne veut plus aller à l’hôpital. Ils veulent la tuer qu’elle
dit. Elle respire mal si elle a trop de calmants. Si on lui en donne moins,
elle crie à s’époumoner. Littéralement. Elle respire aussi mal. Mais au moins
elle parle.
Lui ne sait plus quoi faire. Pas de famille (elle les a tous mis dehors
un jour de grande colère), pas d’enfants. Il n’a plus une minute de liberté. Il
doit négocier des heures pour aller chercher une baguette, se faire couvrir d’insultes
à l’aller, au retour et pendant chaque coup de fil passé dans l’intervalle.
Chez le médecin, elle est toujours avec lui. Il ne peut pas parler. Il ne peut
pas dire combien il est fatigué. Combien il a peur. Combien il ploie sous la
charge. Il ne peut pas la laisser avec la kiné ou l’aide-ménagère, elle serait
capable de les frapper pour venir le chercher.
Il ne sait plus comment la nourrir, elle ne mange plus, elle ne veut
plus manger, mais lui vacille. Sauf qu’il n’arrive plus à la convaincre de le
laisser sortir ou si peu, et il a si peur qu’elle fasse une bêtise. Et demander
de l’aide, c’est impossible. Elle épie chacun de ses appels, met dehors chacun
des soignants qui tente de passer la porte.
C’est qu’elle parle vraiment bien. Elle a toujours bien parlé, toujours
su se faire comprendre et ça, Alzheimer ne lui a pas enlevé. Mais le cœur et
les poumons, eux, les entourloupes, ça ne les rend pas plus forts, pas plus
résistants. Alors ils s’étiolent. Encore. En silence. Au milieu des cris.
Et parfois ça déraille sec. La respiration se fait hachée, haletante,
les constantes baissent, malgré l’oxygène, malgré les traitements, malgré les
aérosols. Elle crie qu’elle va mourir, qu’elle ne peut plus respirer, que son cœur
va s’arrêter, que « mon dieu, ma poitrine me fait mal ».
Et lui, appelle. C’est son âme-sœur.
Et le SAMU vient. Ou envoie les pompiers. Et elle trouve malgré tout la
force de crier. De leur fermer la porte au nez, de signer leurs foutues
décharges, car oui, il faudrait l’hospitaliser, mais si elle refuse, si elle
crie, ce n’est peut-être pas si pire. Et puis peut-on forcer quelqu’un à se soigner
contre son gré ?
Et les secours repartent. Et lui essuie les volées d’insultes. Elle
respire toujours aussi mal. Ses lèvres bleuissent. Insuffisance cardio-pulmonaire.
C’est grave. Mais elle parle bien.
Et tout est trop lent. Aucune disposition administrative n’a été prise
quand son mari avait du temps à lui, des instants où personne ne surveillait
ses propos, des rendez-vous où il pouvait se rendre seul.
Il ne supportait pas cette idée et c’était plus que compréhensible. Ce
n’étaient que des pertes de mémoire. Ce n’était que de petits riens. De petits
riens qui ont pris toute la place.
Mais elle parle toujours bien, elle a toujours le droit, parce que c’est
un droit et qu’il est fondamental, de refuser les soins.
Et lui va attendre.
Il va attendre que ça devienne vraiment grave, comme on lui a expliqué.
Grave au point qu’elle ne puisse plus crier, qu’elle ne puisse plus dire non
quand on l’emmènera pour la soigner. Au point peut-être de frôler celui du non-retour.
Il sait que la limite est ténue mais pas vraiment quand et comment elle l’atteindra.
Et que s’il dort à ce moment-là, l’urgence risque de céder la place au trop-tard.
Alors il ne dort pas.
Il me dit combien c’est grave. Combien l’angoisse l’obsède. Mais il ne
parle pas de la fin. Il n’a pas compris je crois. Ou il ne veut pas. Ou il ne
peut pas. Faire ce lien entre très grave et imminent.
Ça fait des années que c’est grave, mais trop depuis trop peu de temps
pour avoir pu parler de ce moment-là. Celui où il faudrait décider, de faire ou
de s’abstenir. D’ailleurs personne ne lui a encore parlé d’abstention.
Les soins palliatifs, on en parle quand c’est très grave, depuis
longtemps, qu’on sait depuis le début que ça va coincer. Pas là. Il sait depuis
le début que c’est le cœur qui l’emportera. Mais personne n’a su lui dire
quand. A chaque fois, elle s’est relevée, un peu moins bruyante, un peu moins
fringante mais on l’a emmenée, on l’a soignée (le moins longtemps possible, les
cris ça use les soignants) et on lui a rendue, presque comme avant. Les soins palliatifs
c’est pour les grands malades. Pas pour les vieilles bougies qui se consument un
peu plus vite à la fin et dont on craint ou on souhaite, que la lumière vacille.
A 88 ans faut dire.
Elle est cette vieille flamme dont les médecins espèrent qu’elle s’éteindra
à moitié. Juste assez pour la soigner, une fois encore. Parce qu’elle a aussi
peur de mourir que d’être soignée et lui a tellement peur de la perdre. Et
personne ne peut envisager l’idée de s’abstenir. Que c’est peut-être assez pour
elle. Elle dit plusieurs fois par jour qu’elle voudrait mourir. Mais Alzheimer
ça fait perdre la tête non ? Et enfin (enfin ?) les cris cessent, la
conscience s’éloigne, elle perd connaissance. Evidemment à la nuit tombée. Ça serait
trop facile.
Alors lui appelle. A nouveau. Serait-il en train de la perdre ?
Pas de décharge cette fois, ils l’emmènent. A temps. A temps pour la
réanimation. Les tubes. Les perfusions. L’oxygène. Quelques heures de soins
intensifs pour rattraper les semaines sans boire, sans manger, l’oxygène de
travers, les refus de kiné, le refus des aérosols. Quelques heures pour rattraper
la conscience et les premiers cris. Les premiers médicaments qui calmeront l’angoisse
et les hurlements. Dégager les poumons, requinquer un peu les reins et le cœur,
jusqu’à la prochaine fois.
L’envoyer ensuite vers un service hospitalier bienveillant qui dira
encore que le maintien à domicile devient difficile, invivable pour l’aidant
mais qu’il a raison, si on les sépare ça la tuera sûrement.
Mais personne n’a encore osé parler de ce moment. Qui est peut-être
arrivé. Le moment de la laisser partir. Que les gens meurent parfois. Surtout à
88 ans. Surtout ceux qui sont malades. Qui sont fatigués. Peut-être lui a-t-on
dit déjà, peut-être n’a-t-il juste pas pu entendre, pas voulu.
Lui me dit que c’est très grave. Il me demande s’ils peuvent la garder
longtemps. Car ils s’occupent bien d’elle là-bas et qu’un placement la tuera.
Je pense tout bas que c’est aussi ce qui se passera si elle rentre à la maison,
à une différence près, que ça risque de se passer dans ses bras.
Et ça, je crois que lui ne sait pas.
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