Le vieil homme et le magnolia
La voiture sent la menthe. Les
chewing-gums cachés dans la boîte à gant ont l’air d’avoir apprécié les rayons
de ce jeune soleil de printemps, déjà si chaud à travers les vitres. Fenêtre
ouverte, l’air frais du dehors adoucit l’ambiance étouffante de l’habitacle qui
aurait sûrement préféré m’attendre à l’ombre.
Le quartier foisonne de bruits
synonymes de promesses. Des pépiements joyeux des oiseaux, au vent qui fait
tomber les premiers pétales de magnolias le long du ruisseau qui chantonne.
Tout a éclos d’un coup ou presque. Les premiers bourgeons, les premières feuilles
verts tendres et le foisonnement de couleurs du printemps, les prunus, les
cerisiers, les cognassiers et quelques arbres fruitiers, dans chaque jardin, du
vert, du rose tout doux, du blanc, du violet profond. Trop pour mes lunettes de
soleil qui croupissaient dans la boîte à gant. A la menthe donc, les lunettes,
aussi.
Un peu en retrait, un peu en
hauteur, sur la terrasse devant l’un de ces jardins, il y a moi, debout et un en
retrait, un peu en dessous cette fois, un très (vraiment très) vieil homme, drapé
à la hâte dans sa robe de chambre polaire.
Le magnolia est incroyable ici,
un gigantesque globe tout en pétales blancs bordés de rose. Nombre d’entre eux
sont déjà au sol et pourtant, rien n’en terni l’aspect majestueux. En face, un
timide cerisier lui répond de ses petits éclats clairs. Les tulipes jaunes, oranges,
avec quelques intruses rouge vif se chargent du sol.
Le très vieil homme, lui aussi, a
passé l’hiver caché. Recroquevillé au fond d’un lit amoureusement bordé matin
et soir. Un lit dont nous nous sommes échinées à le sortir, inlassablement,
jusqu’à cinq jours sur sept. De petites victoires en grandes défaites. De
glorieux « il s’est levé deux fois hier » aux dramatiques « il
ne va pas s’en sortir cette fois » dont il s’est toujours sorti d’ailleurs.
Ne me demandez pas comment, je n’ai toujours pas compris.
Du palliatif qui s’est étiré en soins
autour d’une fin de vie qui n’en finit pas et qui a donné tout son sens à notre
objectif de départ : l’aider à conserver l’indispensable pour qu’il reste
maître à-bord, de ses envies, quitte à ce que l’envie soit simplement de se
lever pour voir le magnolia planté il y a quarante ans de cela avec son épouse.
Du palliatif, où l’on sait que la
moindre poussière dans les rouages fatigués suffirait à tout éteindre mais où
rien ne s’est éteint, pourtant. Malgré les rouages très (vraiment très)
fatigués et le cœur très (mais vraiment très, très) vieux de beaucoup trop d’années.
Malgré la grippe (et oui), les insuffisances rénales aiguës ou moins aiguës et
le détail d’un cancer dont on ne se préoccupe plus, probablement du genre gros
caillou pour ses maigres rouages.
Un très vieil homme comme un très
vieux livre, un peu poussiéreux dont on espère secrètement réveiller la
couverture à coup de plumeau ou de rayon de soleil.
Un très vieil homme qui s’est
levé aujourd’hui et a enchaîné quelques pas entre quelques pauses mais quelques
pas quand même. Qui est assis depuis dix minutes devant ce tableau magnolia-cerisier
alors qu’il n’avait pas quitté le lit depuis quelques semaines qui ont duré des
mois.
Un très vieil homme dont j’ai cru
voir la fin approcher dix fois au moins.
J’hésite. Il est seul avec Madame qui n’est pas très vieille
m’enfin, vieille de presque 90 printemps, quand même, pour une heure encore. Il
ne pourra pas se recoucher si les forces viennent à lui manquer. Elle ne pourra
pas le faire non plus. Une heure. Des semaines/mois alité. Mais le magnolia
bordel. Et le soleil.
« Vous sentez-vous capable de rester assis une heure ou
préférez-vous que je vous aide à vous recoucher ? »
J’en doute et pourtant je le sens assez présent pour me
répondre. D’autant qu’il n’y a rien de mieux dans ces cas-là, que de demander
tout simplement l’avis de la personne concernée. Et que plusieurs fois déjà, il
a su me dire qu’il ne tiendrait pas.
Et là, devant le magnolia en fleurs, ce très très vieil
homme, droit comme un i dans sa robe de chambre rouge foncée, celui qui aurait
dû mourir dix fois, qui aurait pu mourir dix fois ces six derniers mois, des
dizaines de complications possibles (qu’il n’a pas faites) d’un alitement aussi
prolongé, des infections à répétitions, bien faites elles, auxquelles il a
réussi à faire face même s’il disait toujours que « Oh non, ça ne va pas », qui ne s'est pas habillé avec des vrais vêtements ni vu dans une glace depuis des mois il m’a regardé de ses yeux voilés de blanc et a dit :
« Non, j’aimerai mieux me raser »
Et j’ai trouvé ça encore plus chouette que tous les magnolias
du quartier.
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