Le risque de vivre
11h35, le vent est froid mais le soleil, piquant, se faufile
sous mon col et me réchauffe doucement le cœur. Les platanes se sont couverts
de jeunes feuilles au vert tendre. Le long des clôtures du quartier, les
branches de Lilas ploient sous d’innombrables grappes de fleurs qui embaument
toute la rue. Le ruisseau chantonne, les reflets de l’eau m’éblouissent
l’espace d’un instant.
Je suis en retard. J’ai quitté le cabinet le temps de passer
voir Denise, au bout de la rue. 500m à peine, un ravissement pour mes yeux et
mes poumons en ce doux début de printemps dont je ne me priverais pour rien au
monde.
Nous nous voyons depuis quelques semaines et dans
l’ensemble, Denise va plutôt bien. Elle a plutôt bien récupéré des vilaines
contusions attrapées lors d’une chute au retour de la boulangerie. Elle a
encore un peu mal à l’épaule et surtout pas trop le moral.
Je sonne. Denise passe un œil derrière le voilage de la
cuisine avant de m’ouvrir le portail. Elle m’accueille en dénouant son tablier.
Son regard est peiné, ses sourcils froncés. Elle respire vite, exhalant colère
et contrariété.
Elle s’assoit sur un grand soupir.
Denise vit beaucoup dans ses souvenirs. Elle me raconte
chaque fois leurs voyages autant que d’antiques querelles de famille ou de
voisinages. Me conte l’histoire de chaque plante, de chaque meuble de chaque
vêtement sur lequel se pose son regard.
Depuis sa chute, Denise ne sort plus. D’abord parce qu’elle
souffrait trop et puis un peu sonnée, elle se sentait trop fatiguée. Et puis
ensuite, la peur a pris la place de la douleur, sa confiance perdue et enterrée
par les incessants rappels qu’il « ne vaut mieux pas qu’elle sorte ».
Avec la chute, Denise a gagné l’appréhension de sa famille
et de son médecin traitant qui a décidé de renforcer son entourage
(para)médical. Une équipe d’infirmiers passe matin et soir, préparent le
pilulier, lui donnent les médicaments, contrôlent son taux de sucre dans le
sang et adaptent les doses d’insuline. Et lui conseillent, au diapason du docteur,
de ne pas sortir seule.
Le printemps rayonne depuis une quinzaine. Les bourgeons
éclosent dans tous les jardins, le thermomètre a dépassé les vingt degrés mais
Denise n’est pas sortie seule depuis un mois. Elle habite pourtant à 100m de la
boulangerie, 300m de la poste et des petits commerces du centre-ville. Le
marché est à 500m à peine, avec les marchands et passants qu’elle connaît
depuis quarante ans. Pensez-vous, quarante ans qu’elle vit là. Mais non, Denise
a peur « et si je tombe ? ». Elle a un fils qui vit à proximité mais
qui travaille et est peu disponible. Depuis qu’elle ne sort plus, elle s’est
isolée de ses connaissances du village.
Elle aimerait bien aller au marché mais c’est le jour où on
lui a attribué une aide-ménagère et puis il y a l’infirmière et les piqûres,
elle n’ose s’absenter. C’est tout juste si elle ose demander à l’infirmière de
venir plus tard. Cette dernière l’enjoint à y aller, qu’elle ira voir quelqu’un
d’autre si Denise n’est pas là mais Denise ne peut pas. Elle ne supporte pas l’idée
de laisser quelqu’un à la porte. C’est comme ça qu’on l’a éduquée Denise. Alors
elle reste là, morose.
A ressasser les souvenirs d’une vie entière.
Ce matin, en s’asseyant, ses lèvres tremblent de rage.
« J’en ai marre.
Vous comprenez, je tourne en rond. Alors je vais là, entre
la table et le canapé. Je tourne en rond. Des fois je monte l’escalier pour m’entretenir
un peu mais je m’ennuie. Quand j’essaie de regarder la télé, j’ai la tête
lourde, je m’endors presque tout de suite, vous pensez, moi qui était toujours
si énergique. Je n’ose pas me mettre à la fenêtre, les voisins n’aiment pas ça.
La voisine tiens, elle passe devant tous les jours, vous croyez qu’elle serait
venue me proposer de me ramener quelque chose ? J’avais besoin de rien moi
avant, je faisais mes courses, mon marché, j’allais à la poste, à la banque, je
voyais du monde. Je préparais mes médicaments toutes seule, depuis des années,
je faisais mes piqûres, j’ai jamais eu de problème, je ne comprends pas
pourquoi maintenant il faut que quelqu’un vienne le faire à ma place. Matin et
soir, j’aimerai pouvoir être tranquille chez moi. On me dit que c’est parce que
je ne suis plus capable de le faire qu’on le fait pour moi, mais enfin, je ne
suis pas abrutie encore, trente ans que je le fais moi-même et ça, je vous dis,
ça je ne le digère pas. Je passe ma journée à attendre la sonnette de l’infirmière
ou de la kiné.
Et puis j’ai honte, maintenant, j’ai honte. Si je sors, que
vont-ils penser de moi ? Je suis devenue une vraie bonne à rien. On fait
tout à ma place, on ne me demande même pas mon avis…»
Denise me serre la main en étouffant une larme.
« J’ai travaillé toute ma vie, perdu mon mari, mes
gosses et maintenant je ne suis même plus bonne à rien. Je ne sors plus, je
reste là, j’attends. Vous savez, quand ils parlent des vieux qui se suicident,
en fait ils ont peut-être raison parce que qu’est-ce que vous voulez… c’est pas une vie ça… ».
Ma gorge se serre à mesure que des sanglots l’étranglent. Je
lui tends un mouchoir en lui serrant la main un peu plus fort. Je lui souris.
Tente doucement de la rassurer. Et lui enjoint de toutes mes forces de
reprendre ses sorties seule. Parce que je l’en crois capable.
Denise, en tombant, à tout perdu.
Elle a été dépouillée de sa confiance.
Et de tout ce qui faisait d’elle une personne à
part-entière.
Son libre-arbitre et sa dignité.
Elle n’ose plus sortir s’occuper seule de ses petites
affaires.
Elle déteste qu’on lui fasse ses courses.
Elle déteste la sensation d’être devenue trop bête pour
préparer elle-même ses médicaments ou faire ses propres dextros.
Elle déteste ces journées à attendre que quelqu’un vienne
faire à sa place ce qu’elle se sent toujours capable de faire tout en lui
répétant qu’elle ne l’est pas.
Elle se déteste, se sent minable.
Elle se rappelle quelle femme forte et solide elle a été, quelle
petite chose pitoyable elle est maintenant, pour qui on décide de tout, à sa
place.
Denise est tombée.
Elle a récupéré sur le plan physique mais son isolement a
laissé bien plus de séquelles que ses quelques contusions.
Elle n’a plus confiance, ne croit plus en ses propres
capacités.
Elle ne marche plus qu’entre sa cuisine, sa chambre et son canapé.
Elle ne prend plus de risques mais se meurt d’ennui.
Elle ne sera bientôt plus capable de les prendre ces risques.
Pour lui éviter de souffrir, lui éviter de se blesser, bien
intentionnés, nous l’avons privée de tellement plus qu’elle se laisse à présent
mourir à petit feu. Dans la frustration, la colère et la pitié d’elle-même.
Et si nous les laissions décider des risques qu’ils choisissent
de prendre ?
Si Denise reprend sa vie en main, chute à nouveau et se
blesse, au moins peut-être aura-t-elle vécu heureuse jusque-là…
Qui sommes-nous pour décider ainsi de la couleur que nos aînés
voudraient insuffler à leurs dernières années ?
Commentaires
Surtout restez telle que vous êtes, vous avez raison de vous révolter en transmettant ce que vous "voyez"
Mais que faire? Pour avoir vécu une situation similaire chez une personne très proche et n'avoir, malgré mon statut de soignant, pas pu faire beaucoup pour changer la vision et les pratiques des professionnels, contraints disent-ils, de faire avec les moyens qu'on leur donne (EHPAD), j'en reste choquée et révoltée.
Quelle vision la société française a-t-elle du vieillissement?
Pourquoi nous cacher la réalité et ne pas permettre à tous de vivre comme un sujet jusqu'au bout?
Allons voir ailleurs comment les familles, en Espagne notamment (mais pour combien de temps?), intègrent les seniors dépendants à leur vie quotidienne...
Ce matin, une patiente (94 ans) qui est tombée 3 fois en deux mois me demande si elle ne devrait pas passer au déambulateur, mais quoique raisonnable cette solution lui semble dégradante, je lui ai répondu qu'elle avait raison, qu'elle passe juste à deux cannes et un peu plus de prudence, mais continuer à marcher...
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