Le camion rouge
Papa,
Tu as voulu me rassurer. Tu voudrais que je te fasse confiance.
Elle a 16 ans bientôt. Elle a du mal à passer le cap de l'adolescence.
Genre beaucoup de mal. Le genre de difficultés que moi je n'ai jamais connues.
Comment pourrais-je ne pas te faire confiance pour faire ce que tu fais au
mieux ? être papa. Et accompagner tes filles comme tu l'as toujours fait.
Mais tu vois papa, quand elle m'a raconté ce que la "psy" lui
faisait, y a mon alarme bidale qui s'est réveillée. Tu sais ce que c'est Papa
une alarme bidale ?
Une alarme bidale, c’est ce nœud qui se réveille dans ton ventre. Tu ne
sais pas quand. Tu ne sais pas pourquoi. Mais tu SAIS quand tu la sens que ça
craint. Genre vraiment. Tu ne travailles pas avec des malades. Tu ne travailles
pas dans un hôpital. Est-ce que tu sais Papa, ce que c’est quand t’as dans la
tête « Il va mourir, il va mourir, il va mourir, il va mourir » et
que vraiment quelques heures après toi il meurt ? Et que pendant des jours
tu te demandes si tu aurais pu y changer quelque chose, en allant plus vite
chercher le docteur que tu n’as pas osé dérangé pendant sa pause-café, en
aspirant plus vite, plus fort, moins fort, la blouse ouverte etc…
Des fois ça marche pas mal aussi. Quand tu te fais prendre pour une conne
par l’aide-soignante qui bosse ici depuis longtemps (8mois) et qui « connaît
son taf », qui t’assure que « elle ne va pas crever dans les cinq
minutes », je ne te dis pas l’orgasme quand tu vois arriver la cavalerie des réanimateurs, blouses entre-ouvertes, manches longues, cheveux au vent,
montre hors de prix pour la « monter en réa, MAINTENANT ».
Jusqu’ici, mon alarme bidale ne s’est jamais trompée. Je m’en veux encore
de toutes ces fois où je n’ai rien dit. Parce que trop jeune, trop inexpérimentée,
trop timide, trop gentille, trop naïve et j’en passe. Tant de fausses excuses
inexcusables quand derrière, elles induisent la souffrance d’autres. Des patients
qui sont des nôtres. La même espèce. Le même ADN. Humains. Merde.
Excuse-moi Papa, excuse-moi de n’avoir su me taire cette fois. Excuse-moi
de n’avoir pu l’éteindre seule cette alarme. Excuse mes mots durs, mes larmes
qui ne sont pas le reflet de mes galères actuelles mais juste l’expression de
mon inquiétude pour elle. Mon envie d’être une vraie grande sœur parfois et pas
cette ombre réprobatrice ou absente.
Je voudrais avoir confiance. Je voudrais te laisser me rassurer. Mais mon
alarme bidale ne se satisfait pas de tes mots. Parce que j’ai appris à ne pas
croire les « t’inquiète elle était déjà comme ça hier », « non,
elle a bu tout son verre canard, y a à peine un quart-d’heure, elle ne fait pas
de fausses routes » ou mon préféré « non elle n’a pas mal, elle est juste psy » et qu’il me faut plus que des mots pour que mon bide ne cesse
de protester.
Je sais que tu la connais Papa cette alarme. Elle est née dans mon ventre
quand je suis devenue soignante. Je sais qu’elle est née en toi avec moi, quand
tu es devenu père.
Tu m’as raconté mon histoire autrement ce soir. Pas celle qu’un papa raconte
à sa première petite fille. Celle qu’un père qui redevient homme le temps d’un
instant, celle qu’un père qui tombe le masque devant sa fille – qui voudrait qu’il
s’adresse à l’adulte qui grandit en elle, ose enfin raconter.
« Quand tu es tombée malade, il y a
trois ans, que tu avais tellement mal que tu n’arrivais même plus à t’habiller,
je suis venu. Je t’ai emmenée, aux urgences, chez les spécialistes, chez ton
médecin traitant. Je t’ai fait confiance. Pour gérer ta santé. Je t’ai fait
confiance. Je suis restée en salle s’attente quand les médecins s’occupaient de
toi sans me demander mon avis. Parce que tu es adulte maintenant… »
« Parce que je ne peux plus t’aider
maintenant. Je ne fais qu’attendre que tu ais besoin de moi. Mais au fond, c’est
toi qui te débrouilles, c’est dur d’être juste là et d’attendre quand je sais
que ça ne va pas. »
« Quand je t’ai tenue dans mes
mains pour ton premier bain, que tu ne pesais même pas trois kilos, je suis
devenu responsable de toi. J’ai fait de mon mieux. C’est que du bonheur. Mais
si tu savais comme parfois ça a été dur… »
« Tu n’avais pas un an. Tu avais de
la fièvre. Beaucoup de fièvre. Trop de fièvre. On comptait les minutes jusqu’à
la prochaine dose de doliprane. Elles étaient si longues ces minutes.
Interminables. Tout le monde nous avait dit que ce n’était rien. Qu’à un an
avec la vie en communauté, tu allais être tout le temps malade, mais que ce n’est
rien. La fièvre, ça passe. Et ça ne passait pas. »
Ta voix s’est brisée. Tu as à peine étouffé un sanglot. Et tu m’as brisé le
cœur Papa. Parce qu’un papa, ça ne pleure pas. Un papa, c’est fait pour éponger
les larmes Jusqu’au bout. Même à 18 ans, la veille du concours
de P1 quand je suis tombée malade, la princesse a eu besoin d’un câlin, dans
les bras de son papa.
Même à 22 ans, je suis restée ta petite princesse, le temps de te raconter
combien je trouvais ça violent la réa, combien je trouvais les soignants durs,
combien je nous trouvais tous maltraitants. T’étais chiant parce que t’essayais
toujours de leur donner le bénéfice du doute alors que je voulais juste que tu
me donnes raison.
Je serais toujours ta princesse.
Mais s’il-te-plaît papa, ne pleure pas. Et tu as pleuré.
« La fièvre ne passait pas. On t’a mise dans un bain à ta température,
comme on nous avait appris. Et tu as perdu connaissance. Tu ne nous regardais
plus. Tu avais les yeux ouverts mais dans le vide. Un petit corps chaud qui ne
réagissait plus. Qui n’interagissait plus. Tu n’étais plus avec nous. Je ne
sais pas où tu étais mais tu n’étais plus là. Si tu savais ma chérie. Et ils sont
venus. Ils sont venus te chercher. Ils sont venus te chercher. Dans le grand
camion rouge. Celui avec le machin bleu. Ils t’ont emmenée avec ta mère dans le
camion rouge avec le machin bleu. Imagine ».
Je sais. Je sais. Mais Papa, s’il-te-plaît arrête de pleurer.
« Et il a fallu faire confiance. Il
a fallu »
Oui Papa, tu n’avais pas le choix. Et tu as bien fait.
Tu vois Papa que tu la connais cette alarme. Aujourd’hui encore son
souvenir t’arrache le cœur et les larmes. Elle est traître cette alarme. Parce
que quand c’est quelqu’un que tu aimes de tout ton coeur, elle t’arrache toute
lucidité. Elle t’arrache tes mots en même temps que ton âme et te fait oublier
que sur le camion, il y a un gyrophare. Et pas un « machin bleu ».
Ma princesse à moi, elle a 16 ans. Elle a le même super-papa que moi. Celui
en qui j’ai toute confiance. Mais vois-tu j’ai mon alarme bidale qui pulsait pour
elle. Tes mots seuls n’ont pas su me rassurer d’emblée. Tes mots ont guéri ce
soir-là bien d’autres blessures. Sache-le.
Je t’aime Papa.
Je te remercie de m’avoir écoutée. Je ne te remercierai jamais assez d’’avoir
ouvert ton cœur à défaut de tes bras ce soir-là. Elle va mieux et c’est loin d’être
grâce à moi. Merci d’avoir été là pour elle, comme toujours. Merci d’avoir
prêté attention à mon alarme bidale et d’avoir accompagné l’espacement de ses séances
avec cette psy en qui je ne pouvais plus avoir confiance.
Commentaires
Malgven
Enregistrer un commentaire
Un petit mot à rajouter ?