De l'air

Mr T n’arrive plus à respirer.

Mr T est un funambule qui marche sur une corde qui se défile.
Le sait-il ?
Que sait-il ?
Sait-il qu’il arrive au bout de ces années à traîner une maladie respiratoire chronique qui le prive à petit feu de toutes ses forces ?
Sent-il à quel point chacun des épisodes aigüs comme celui-ci, le rapproche de la fin ? Sait-il qu’un jour arrivera la crise de trop. Celle dont il ne se relèvera pas.
Sent-il que celle-ci sera la dernière ? 

Mr T a 35 ans. Dans sa tête. L’esprit vif, piquant. Cynique. Sarcastique. Clins d’œil et sourires charmeurs qui pourraient me divertir si je ne me sentais pas épiée à chaque séance par son esprit critique détonnant. Parfois, il en a 50. Avec un ton paternaliste, taquin mais doux quand je lui confie l’incertitude des bénéfices, renouvelée à chacune de mes séances.

Il m’a invité à marcher sur son fil. Celui qui ne tardera pas à se rompre. L’équilibre y est précaire. Instable. Sans cesse mouvant. L’aider à se désencombrer est difficile. Le prix me semble souvent trop élevé. Une fatigue excessive. Pour arracher une goutte à peine à la mer de pus qui lui emplit les bronches. Je passe souvent, pour des séances courtes. J’essaie de saisir le moment propice, celui où la balance bénéfice/risque sera la moins délétère possible.
Je vacille avec lui sur son fil.

41 de fréquence respiratoire. Sibilants. Tirages. Freins.
« Normal, il n’a plus de poumons. Il ne peut pas avoir la fréquence respiratoire d’un adulte jeune et en bonne santé »*, le médecin se veut rassurant. Normal. Vraiment ?

De jour en jour, Mr T se fatigue. Je brasse de l’air autour de lui quand lui semble perpétuellement en manquer. Malgré ses efforts. Les miens. Je m’agite pour rien. Autour, personne ne s’affole. C’est dans l’ordre des choses. Après tout, en vrai, ça fait un peu plus de 91 ans que son cœur bat sans relâche.

56 de fréquence respiratoire. Je ne suis même pas sûre, à cette vitesse, que l’air puisse descendre jusqu’à l’alvéole la plus proche. Assis, les épaules enroulées, le teint gris, les muscles saillants sur sa poitrine, le souffle court, presque inexistant, Mr T n’est plus qu’une ombre. Un fantôme. Translucide.
Les sirènes hurlent dans ma tête. Comme jamais.

On y est. Si on ne fait rien, il va partir. Peut-on le laisser partir en s’étouffant ainsi ? La panique submergeant les larmes qui débordent de ses yeux ?
« Il est en bout de course » murmure le médecin avant de tourner les talons.
L’infirmière me tend de quoi poser lui un aérosol. Une heure plus tôt que prévu, hou, rébellion ultime. Contre ma gratitude éternelle. Un aérosol ? Sérieusement ?

Dans la soirée, Mr T fera un aller-retour en réanimation. Frustrant tout le monde par sa volonté obstinée de NE PAS être intubé. Malgré tout, il remonte un peu la pente et récupère le droit de revenir dans le service. A ses conditions. Ne jamais redescendre en réa. Quoiqu’il arrive.

Les séances se font plus efficaces. Un peu plus bénéfiques. Un peu moins fatigantes. Le calme avant la tempête ? Mr T ne dort plus. Il a peur qu’en dormant, il s’arrête de respirer.
Peur de partir. Seul.

Mr T ne se lève plus. Il n’a plus la force. Ses jambes ne le portent plus. Il refuse qu’on le porte. Surtout quand les filles qui se présentent sont deux fois plus légères et plus petites que lui. Il vomit cette sensation d’être un poids mort.

« La respiration, c’est pas mal, tout ce que je veux, c’est dormir. Dormir. DORMIR. »
Le médecin lui prescrit un sédatif léger pour la nuit.

Mr T me sourit. Et chuchote.

« Je suis foutu. Je ne tiens plus debout. Plus de force. Plus de force. Tout ce que j’attends dans la journée…c’est vous.  Vous faites votre travail, et vous le faites bien. Vous faites attention. Doucement. Vous prenez soin… ». Il n’a pas la force d’articuler. Putain. Et il sourit. Il va mourir et il me sourit.
J’arrache furieusement mon masque, mes gants. Je veux le toucher. Sentir son coeur battre encore sous sa peau. Je lui serre la main. Mes cils battent rageusement pour chasser les larmes qui m’envahissent. Je fige mon regard dans le sien. Un instant. Longtemps. Je souris. Je suis si fière. Et si triste. Impressionnée. Impuissante.

« J’attend. De partir. Les pieds devant ».

Mr T a 91 ans. Même dans sa tête. Plus de sourire dans ses yeux. Plus de clins d’œil. Plus de plaisanteries. La carapace du bonhomme costaud, bourru, s’effrite. Dans ses yeux, la panique déborde. Son regard me supplie. Je ne sais pas. Je ne sais plus. J’ai tout fait. Il n’y a plus rien à faire. 
Alors c’est ça, l’impuissance ?

Mr T. va mourir.
Moi je l’aurais regardé. Partir.

Quand je reviendrai demain, il ne sera plus là.
La chambre sera vide.

Mr T ne pouvait plus respirer.


Commentaires

Espee17 a dit…
Merci de retranscrire avec tant de vérité, d'authenticité ces moments que nous, soignants, vivons, accompagnons...au mieux...avec la gorge serrée, parce qu'on aurait voulu faire +, quelque soit l'âge...et surtout parce qu'on veut plus que tout rester humain jusqu'à la dernière seconde....
Leya_MK a dit…
Merci pour ce commentaire touchant et pour ces compliments. C'est parfois si dur de voir à quel point on oublie vite l'humain à l'hôpital...
Espee17 a dit…
Ce lieu où l'on s'attend à trouver le plus d'humanité, devient vite le lieu des déceptions pour tout ceux qui portent l’humanité comme valeur essentielle à leur façon de travailler.
Alors lire ces articles, chaque fois, je me dis "et si nous étions tous comme cela, si le système nous permettait de rester ainsi, si le système n'entamait jamais notre désir et notre besoin d'humanité, je n'irai pas travailler à reculons..."
Vincent ARIN a dit…
Très émouvante expérience en effet que l'accompagnement d'un patient dans les derniers instants... Très bien exprimée dans ton témoignage qui laisse transparaitre l'émotion. Bravo pour ta persévérance et pour ta motivation intacte Moi j'en suis à 30 années de libéral et il me semble que je prend peu à peu du recul, peut-être trop d'ailleurs parfois...
Au plaisir de te relire dans une future chronique.