Cherche pas, elle est psy
Marina a 18 ans. Elle pose sur moi un
regard timide, interrogateur et plein d’appréhension. Hier, elle ne se souvient
pas bien des détails, mais c’est sur, c’était hier. La voiture de devant qui
s’arrête brutalement, les mains de son frère sur le volant, le virage brutal,
le bruit assourdissant, le paysage qui se met à tourner autour d’elle et la
douleur, fulgurante, qui lui étreint les hanches avec une violence qui lui
coupe le souffle. Le bassin. Double trait de fracture.
On ne plâtre pas un bassin. Quand la
fracture est simple, il n’y a rien à faire. Se calquer sur le rythme de la
douleur, l’esquiver en diminuant ses activités, l’atténuer avec des antalgiques
adaptés et attendre. Attendre…
Marina n’a pas trop le moral quand j’arrive.
Il y a de la lassitude dans ses yeux. Une nouvelle tête, encore, ce lit et ce
corps contusionné qui l’emprisonnent, les mains d’autres qui se posent sur elle
pour la laver, lui tendre un bassin, autant de supplices quotidien qui minent
la jeune fille timide et introvertie.
Après 48 heures couchée, Marina est
autorisée à se lever et j’interviens pour l’accompagner et faciliter au mieux
cette première tentative. Mais Marina hurle de douleur. Elle a senti l’os
bouger, elle est à peine assise dans le lit qu’elle se sent mal. Je la
recouche, je la rassure. Je vais chercher une collègue. A deux, c’est plus
simple et le transfert se fait pratiquement en passif. Marina souffle très fort
pour contenir la douleur. Ses yeux se remplissent de larmes qu’elle chasse d’un
battement de cils rageur. Je pense que c’est trop. Trop tôt. C’est trop lui
demander. Malgré la morphine, la douleur est encore trop présente. Mais ma collègue insiste. Marina va faire un
quart de tour, orteil par orteil en gémissant quand la douleur se fait plus
violente. Il nous aura fallu une bonne demi-heure mais Marina s’est levée et
est assise au fauteuil.
Je suis émue, c’était loin d’être gagné.
Je n’y croyais pas. J’aime quand ils me font mentir ainsi. En sortant, ma
collègue lève les yeux au ciel. Elle me fait comprendre qu’elle trouve cette
patiente douillette, qu’il ne faut pas que je me fasse avoir et que je reste
ferme avec elle si je veux faire du bon boulot. Les mots me manquent. Je ne
comprend pas. Ses paroles me choquent. Je n’ai rien vu.
Enfin si. Moi ce que j’ai vu c’est une
jeune fille douloureuse. Qui a serré les dents pour contenir sa douleur. J’ai vu
ses yeux se mouiller, je l’ai vu inspirer profondément, rejeter la tête en
arrière, serrer les doigts sur les poignées du déambulateur et faire un pas.
Suis-je donc si naïve ?
Je suis mal à l’aise. La faille de
perception vient-elle vraiment de moi ? Oui, je suis jeune, même pas diplômée, j’ai une
expérience très limitée, est-ce qu’en plus je serais incapable d’appréhender la
douleur de l’autre ?
JOn m'autorise, à ma demande, à intervenir seule auprès d'elle. Avec
mon aide, elle tente quelques pas. Chaque mouvement lui arrache un cri de
douleur. Elle serre plus fort les dents. Elle s’effondre dans mes bras au
troisième pas. Alors on négocie avec la douleur. On esquive. « La marche,
pas tout de suite. On va déjà essayer de trouver des solutions, pour vous
asseoir plus facilement, vous lever seule… ». Je passe deux fois par jour.
Mais ça coince. La douleur est toujours là. Violente. Invalidante. Je ne
comprends pas.
Et en même temps, c’est ma première
fracture de bassin. Expérience zéro. Cours zéro. Vagues souvenirs de P1. Et les
convictions de mes collègues kiné-IDE-AS qui pratiquent depuis plus longtemps
que moi pour qui tout semble suivre son cours. Un bien long cours je trouve,
pour une jeune fille de 18 ans qui après trois semaines d’acharnement est
toujours incapable de se lever seule sans pleurer de douleur.
En transmission quelques jours plus tard,
j’aborde les difficultés de Marina à se déplacer. J’ai besoin de savoir comment
ça se passe avec l’équipe. Envie de leur parler de ses rares progrès, les
stratégies qu’on a trouvé pour lui permettre de moins souffrir.
« De toute façon, elle est bizarre cette
fille, elle doit être psy, tu la verrais se traîner pour bouger et faire son
cinéma là comme ça aaaiiieeeuh » singe une soignante avec un rire
gras.
Faille spatio-temporelle. Non. Ce n’est
pas possible. J’ai du mal entendre. Y a un neurone dans ma tête qui décompense. Plusieurs hochent la tête en
riant. D’autres soupirent. « La charge de travail est suffisamment importante
en ce moment, ces patients chouineurs, ils demandent trop de temps, c’est
pénible ».
Je regarde autour de moi. Blouses
blanches, badges, sparadrah, ciseaux et huile de soin dans les poches. On est
bien à l’hôpital. Soigner les malades les plus graves. Ou pas. Mais qu’est-ce
que je fous là ?
J'ai l’impression
d’être une sombre idiote. Ils ont mal et tu oses les croire ? Pauvre fille
que tu es. Je suis vraiment has been en fait. Tout le monde ment. Tout le monde
simule. Et toi tu marches. Bourrique.
Oui, certains mentent. Certains simulent.
Une douleur, un essoufflement, une fatigue inventés pour masquer la lassitude
de l’exercice physique quotidien…
Quand un patient me dit qu’il a mal, je le
crois. Je sais que certains exagèrent, je sais que certains me testent. Je sais
que certaines douleurs ne correspondent à aucune lésions visibles mais pas à du vide pour autant. Et si je
commence à les traiter tous comme des enfants menteurs, je trahirais le cœur de
ce que j’aime dans ce métier…
« Elle est psy, je te dis ».
Et je ne sais plus où me mettre.
J’en ai parlé à d’autres, aux collègues
qui ont déjà croisé des cas similaires. J’ai scruté la radio, en long, en
large, en travers. On m’a dit qu’il y avait peut-être autre chose à creuser, un
truc qui ne se verrait pas à la radio. J’ai timidement – et pas seule – demandé
son avis au chirurgien, en lui expliquant les difficultés de Marina à
progresser. Il a prescrit un examen supplémentaire.
Il y avait un troisième trait de fracture
invisible à la radio. Plus grave.
Marina est consigné au lit. Elle m’a quand
même dit merci. J’ai remercié ma collègue. Ce n’était pas psy. Mais peut-être que ça le sera la prochaine
fois parce …
« Mouais. Elle fait quand même beaucoup de cinéma
cette fille ».
Commentaires
J'espère que la douleur pour toi est passée.
Heureusement, tous n'étaient pas de cet avis. Mais ceux qui le sont traduisent souvent une lassitude dans les rapports humains, la fatigue de se battre pour des patients parfois ingrats qui corrompt leur jugement. Et ça je trouve que c'est inquiétant.
Ne reste plus qu'à remonter ses manches ;)
Je pense que c'est le moyen confortable qu'ont trouvé certains soignants pour ne pas s'interroger plus loin que leur certitude et ne pas reconnaitre leur impuissance voire, parfois, leur ignorance....
@euphorite
C'est un diagnostic facile, je m'en suis déjà servie comme tu dis pour expliquer mon incompétence, parce que c'est confortable effectivement.
Là ça a plus revêtu l'aspect d'un jugement de valeur sur la capacité de la patiente à tenir la douleur ce qui n'a pas lieu d'être dans nos métiers
Je tiens à préciser que je n'ai pas décelé la faille hein, j'ai cherché avant tout à comprendre pour mon expérience future comment une fracture de ce genre pouvait faire si mal.
Faille ou pas faille, résultat ou non au scanner, la douleur de cette patiente n'avait pas à être méprisée ainsi.
Il y a encore du chemin pour que la douleur soit prise en compte en France (alors que c'est une obligation légale, loi Kouchner oblige). J'aimerais pouvoir dire à Marina que la maltraitance qu'elle a subie, je l'ai subie aussi et que ça n'a rien de personnel, c'est juste une façon de travailler décérébrée, démotivée et purement technique (qui malheureusement fait énormément de dégâts sur les patients mais comme personne ne les écoute ...).
Pourquoi ce mépris à l'égard des patients catalogués "psy" à tort ou à raison ...
même si la patiente avait eu effectivement des soucis psys, ce n'était pas non plus une raison pour que des soignants aient une attitude pareille !
Ici Marina a été jugée psy parce qu'elle avait trop mal, qu'à cet âge, on est censé être plus résistant. Et ça, j'ai un mal fou à l'avaler.
Je ne sais pas si Marina s'est sentie maltraitée, je ne suis pas sûre qu'elle ait su à quelle point sa douleur était méjugée dans son dos.
Et je ne suis pas allée au delà du psychosomatique, j'ai juste bêtement considéré jusqu'au bout qu'avec un os fracturé laissé tel quel je pouvais lui faire confiance sur sa douleur.
En terme général, je pense que sur des pathologies orthopédiques/traumatiques, il faut vraiment se méfier de ce catalogage psy parce que c'est la plus simple relation de cause à effet médical, un traumatisme, c'est douloureux.
En espérant qu'aujourd'hui, vous allez mieux physiquement. Je suppose que la blessure psychique de n'avoir pas été écoutée mettra du temps à se refermer.
Comme vous le dites si bien, c'est d'autant plus absurde d'avoir nié la douleur qu'une fracture bimalléolaire avec enfoncement talo-crural sévère et déplacement complet, et une algodystrophie, même un profane peut normalement s'imaginer que ça fait mal !
Bonne continuation et continuez à témoigner !
Je lis cet article un peu tard, mais néanmoins je réagis tout de même.
Je suis physiothérapeute depuis maintenant 25 ans (aie aie aie). J'ai fait un peu de libéral et beaucoup d'hôpital, pas mal d'urgence et de réanimation. Alors la douleur j'en ai rencontré quelques fois. je me retrouve tout à fait dans ce témoignage quelques années en arrière, face à des collègues physios, infirmiers, qui étiquettent les patients, et je me rappelle de mes difficultés par rapport à eux. D'avoir été mise au pilori moultes fois parce que "tu les écoutes trop et après nous on peut plus rien faire". Ma plus grande question à l'époque était mais comment je fais pour savoir si la douleur est véritable? Un ami infirmier a débloqué mon souci en me disant que le patient a toujours raison. S'il dit qu'il a mal, c'est qu'il a mal. POint. pour une cause variable certes, mais peu importe. il souffre.
Merci mon ami, 25 ans après j'ai toujours cette phrase lorsque j'aide un patient à se lever. elle bouste ma patiente et mon empathie et surtout maintient ma capacité à me poser des questions. Sur moi. Sur la patiente. Sur le diagnostic. Sur le traitement de la douleur. Et puis zut je ne suis pas là pour tordre le bras à un patient parce qu'il dit qu'il ne peut pas marcher. Ca viendra, mais si mais si. Le patient a toujours raison.
Merci à vous pour ce témoignage
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