Petite Marie

Petite Marie je parle de toi parce qu’avec ta petite voix, tes petites manies…

Tu savais que ça serait difficile. Tu savais que ça ferait mal.

Pas au début. Au début tu te sentais fière. Tu te sentais forte.

Tu te rappelles Marie, quand la maîtresse t’a tendu ce livre à la couverture verte, toute petite toi qui te sentais si grande soudain. Tu te souviens de la froideur du plastique sous tes doigts, du trac de l’enjeu et le poids soudain de leurs regards dans tes mains poisseuses. Il y avait son sourire, ses mots et « si tu sais lire Marie, alors lis le nous ». Il y avait un dragon dans ce livre et des mots, des lettres, qui dansaient sous tes yeux, insaisissables, avoue que tu les vois encore parfois danser sur les murs quand tu y repenses.

Tu ne sais plus s’il y avait du vert seulement sur ce livre, ou sur ton sweat, celui que tu portes sur l’une des premières photos où tu tiens ton petit frère contre toi. Grande. Sœur.

Tu ne sais plus bien si les mèches blondes que tu vois autour de cette couverture verte y étaient vraiment ou si ce sont celles de cette photo, avec ce même pull, celle où tu souris comme tu aurais pu sourire ce jour-là, exactement comme ça, comme tu t’es imaginée que tu souriais d’ailleurs à ce moment-là, avoue Marie que tu te souviens de ça aussi.

Tu ne les as pas lus ces mots. Tu ne savais pas vraiment les lire, les saisir. Mais tu les connaissais, tu savais l’histoire. Tu les entendais en écho, les voix de Papa et de Maman et toutes ces fois où ce sont eux qui te l’avaient lu ce livre. Tu avais leurs mots dans ta tête, la chaleur de leur lit où tu te pelotonnais le matin pour qu’affronter le monde soit moins dur. Et ça l’était. Moins dur. Et tous tes matins sont doux et tendres depuis. Gratitude.

Et tu te revois sourire, tu sais que tu l’as construite cette image, que tu ne t’es pas vue sourire ce jour-là, ce n’est pas possible. Tu sais que tu l’as imaginée pour garder intact ce qui se passait dans ton ventre. Tu revois des bribes de pages, ça, ça c’est vraiment passé, tu t’entends faire semblant de lire en déroulant le fil de l’histoire devant le sourire de la maîtresse, tu sens la fierté monter en toi.

« Tu as raison, tu sais lire ».

En vrai tu ne sais pas mais l’important c’est qu’elle le croit. Non ?

Est-ce que c’est ton premier souvenir Marie, du premier moment où tu as eu l’impression de pouvoir faire croire que tu étais plus forte que tu ne l’étais en vrai ? Est-ce que c’est la première fois, dont tu te souviens, où tu as ressenti de la fierté juste parce qu’en face ils étaient fiers de toi.

Et où tu t’étais dit qu’il ne fallait pas qu’ils sachent ?

Tu vas continuer Marie. Tu vas continuer longtemps à essayer de faire croire que ça va, que tu gères, que tu sais faire alors que dans ton ventre ça va serrer si fort, la certitude de ne pas être à la hauteur, de ne pas être celle qu’il faut, où il faut, là où il faut. Tu vas continuer alors que ta tête va te hurler des années durant que ce n’est pas ta place, que tu n’es pas légitime, que tu ne devrais pas être. Tout court. Et tu trouveras ça normal. Et tu y croiras. Longtemps. Et tu vas réussir à te persuader que tout le monde vit ça et que c’est juste toi qui ne sait pas le gérer. Quelle tristesse. Quel gâchis.

Hein Marie…

 Ils seront tous content de toi. Les adultes. Les enseignants. Tu vas les satisfaire, tu vas avoir l’impression de leur plaire. Tu vas te sentir légitime auprès des adultes pendant toutes ces années où les gamins de ton âge vont te terroriser. Les adultes c’est facile de leur plaire, tu vas avoir envie de leur plaire un peu aussi après tout à 11 ans, c’est normal de crusher sur des adultes non ? Non. C’est fou maintenant quand on y pense, Marie, d’être autant terrorisée par les gens de ton âge ? De tout donner pour te construire comme tu penses qu’ils pourraient t’aimer, venir vers toi, et finalement espérer qu’ils viennent aussi fort qu’espérer qu’ils ne viennent pas. Parce qu’au fond c’est trop pour toi de gérer cette illusion-là ET la voix dans ta tête qui te dit que tu ne seras jamais assez.

Pendant des années tu ne vas regarder les autres que s’ils te regardent, tu ne vas aimer, désirer, que parce que tu seras aimée, désirée. Sans jamais penser à ce que toi tu voudrais, tu aimerais, ce qui toi pourrais te plaire, sans penser que tu peux dire « non », « je ne suis pas d’accord », « je veux », « je ne veux pas ». Ça ne va pas faire si mal sur le moment, promis. Par contre ça fera un grand vide le jour où tu vas t’en rendre compte et que tu vas te retrouver devant cette page blanche où tu pourras écrire tout ce qui est toi et que tu ne sauras pas par où commencer.

Je t’attends transie sous une tuile de ton toit, le vent de la nuit froide me renvoie la balade que j’avais écrite pour toi

Promis, ça va bien se passer. Tu sais pourquoi je te dis ça ? Parce qu’à l’instant où je t’écris Marie, j’ai cette page sous les yeux. Tu l’as déjà bien remplie et tu ne peux pas imaginer à quel point tu y a couché de belles choses. Sur ces pages. Oui Marie. Il y en aura plusieurs des pages. Oui je sais que tu as du mal à me croire.

Tu as versé sur ma vie des milliers de roses

Tu as 11 ans, elles 12. Elles veulent parler de garçons quand toi tu jouerais encore bien à « mon admirateur secret » ou aux zombinis ou à faire des cabanes dans les arbres et à cuisiner ce fameux gâteau à l’ananas ou le gâteau au chocolat que tu fais pour de vrai dans ta cuisine de Barbie juste en imaginant qu’il a vraiment cuit dans ce four en plastique.

Quand tu avais vu le psychologue scolaire, il vous avait demandé si vous étiez, toi et tes parents, prêts à gérer le décalage d’âge. Toi tout ce dont tu te souviens c’est que tu étais en train de gérer toute cette morve qui dégoulinait de ton nez, que tu n’osais pas déranger, pas demander un mouchoir, et c’était déjà beaucoup trop à gérer. Il a fini par avoir pitié, tu te rappelles Marie, tu aurais voulu disparaître sous la table.

C’est peut-être le seul moment où tu as fini par le sentir ce décalage-là (au milieu de tous les autres après tout). Quand il était temps pour les autres d’arrêter de jouer à la poupée et que toi tu aurais bien aimé jouer encore un peu.

Tu sais quoi Marie, vers la trentaine ça reviendra. On recommence à jouer aux jeux de société quand on devient des adultes responsables (ou juste des adultes qui n’arrivent plus à se murger, danser jusqu’au bout de la nuit et ne pas décéder de fatigue le lendemain).

Tu as 10 ans. Eux 11. Ils veulent faire vendeurs, mécano, garagiste, nourrice, maîtresse, prof de sport quand toi tu dis que tu veux être chanteuse. Britney Spears et c’est tout. Après tout pourquoi pas. Les paillettes, la gloire, l’argent, l’amour, c’est bien comme projet de vie non ?

Tu vas y penser longtemps à ce moment Marie, celui où tu l’as dit à voix haute que tu voulais être chanteuse, enfin Britney surtout, devant tout le monde. Je ne vais pas compter le nombre de fois où tu t’en es souvenue, avec foultitude de détails et avec la honte chevillée au corps, parce que ça suffit de se faire du mal Marie. 

Ça suffit. C’est fini.

Tu vas monter sur scène Marie. Tu vas le faire.

Tu vas finir par le faire.

Tu vas plaire et surtout tu vas te plaire.

Petite furie, tu dis que la vie c'est une bague à chaque doigt, au soleil de Floride

Tu ne chanteras pas ailleurs que dans ta douche ou dans ta voiture ou en soirée. Mais tu vas donner de la voix. Autrement. Tu vas être invitée dans un château Marie. Un château de Princesse où tu seras payée, défrayée, pour être là. Payée pour être toi. Tu ne seras plus cette petite fille qui essaye de passer pour ce qu’elle n’est pas. Tu pourras lever la voix, oser, râler, mordre, ça restera toi. Tu seras toi et ça sera assez. Assez. Juste. Sexy. Toi.

Tu vas dire que les concepts dont tu parles, ce ne sont pas des trucs de hippies, que s’ils veulent continuer à se revendiquer scientifiques, il va falloir qu’ils se les approprient. Avoue, Petite Marie, que tu n’y crois pas un seul instant que tu puisses un jour faire ça. Et bien si. C’est fait.

Tu vas poser tes opinions et le fruit de ton travail sur cette estrade. Tu vas leur partager, leur montrer. Tu veux qu’ils repartent avec tes mots dans une petite boîte comme une petite luciole dans son bocal pour qu’ils puissent éclairer leur propre chemin ou celui de ceux qu’ils accompagnent.

Tu vas brièvement penser que ça pourrait faire prétentieux et en fait non, tu as le droit de te reconnaître des compétences. Tu as le droit de dire que ça tu sais faire. Puisque rappelle-toi tu ne sais toujours pas chanter juste. Chacun sa façon de briller. Tu vas assumer que ça c’est la tienne.

Tu vas leur dire qu’avec toi souvent c’est lourd, que tu as beau vouloir traduire, vulgariser, parler de la douleur sans la déguiser ça peut peser, serrer, piquer, fort. Mais que tu es là.

Tu vas les prévenir que parfois ça fait monter des larmes de parler de tout ça, que c’est normal, mais que si ça fait mal et si prendre l’air ne leur suffit pas qu’ils peuvent venir te voir, qu’ils ont le droit de ne pas vouloir rester seul.e.s avec ça. Et tu vas le dire avec un aplomb qui va te couper le souffle, encore. Sans douter à un seul instant que tu n’es pas assez ou assez forte pour ça. Et ça va revenir sur ta page blanche Marie. Celle que tu as déjà tellement remplie ces derniers mois. Je peux. Je sais. Je gère. Je suis solide. Je suis. J’existe.

Tu seras là, debout devant une cinquantaine de personnes qui attendent d’apprendre, de toi. Et tu n’auras pas peur Marie. Absolument pas. Je sais que tu ne me crois pas Petite Marie. Tu verras. Promis. Dans ton ventre, dans ta poitrine, rien. Tu vas en regarder certains dans les yeux, arriver à tenir leur regard. Arriver à imaginer qu’ils aiment ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, pas ce « ce n’est pas ta place, tu n’as rien à faire là » que tu lisais systématiquement dans tous les regards que tu osais croiser avant. Tout ce temps.

Je viens du ciel et les étoiles entre elles ne parlent que toi  

Tu vas leur parler des crocodiles. Tu vas les laisser se demander s’ils en ont et tu vas leur demander s’ils ont vu les tiens. Tu as décidé d’en parler au pluriel. Tu ne peux pas ne pas penser à la petite Marie de 17 ans qui vomissait de peur à l’idée d’être seule dans ce TER Fontainebleau-Paris. Tu ne peux pas oublier tout ce qu’elle n’a pas fait, tout ce temps, parce qu’elle avait peur.

Ça t’a pris beaucoup de temps Marie et beaucoup d’énergie, de lutter contre ce crocodile. Est-ce que si on en vomit on peut dire qu’ils sont au moins deux ces foutus crocodiles ? Mais un jour, un jour comme ce matin, Marie, promis, même s’il n’y avait pas d’estrade, tu vas réaliser qu’ils étaient nombreux ces crocodiles, qu’il t’en reste quelques uns qui doivent jouer dans les rideaux de cette petite galerie des glaces où la conférencière c’est toi. Et c’est ok de venir avec des crocodiles. Et c’est ok que ce soit toi qui la donne cette conférence, pas juste toi qui reçoit et que c’est ok d’en être fière, très fière. Et peut-être d’autant plus si tu regardes ce chemin-là.

Non vraiment c’est mieux que Britney Spears tout ça.

Petite furie

Je me bats pour toi pour que dans 10000 ans de ça, on se retrouve à l’abri sous un ciel aussi joli que des milliers de roses.

Petite Marie accroche-toi, je suis là.

M.

 

 

L’urgence de poser ces mots-là est née sur une obscure route nationale, au coucher du soleil, quelque part entre Limoges et Poitiers, en écoutant le texte de Zélie sur le deuxième épisode du podcast Meuf à Teub. A 32 minutes. Ici


Commentaires

Anonyme a dit…
Merci de poser ces mots. Merci.