Eux.

Tu te lèves tôt. Tu lances la première tournée de café en te laissant bercer encore un peu par ses effluves chaudes. Tu regardes la maison endormie. Et tu savoures l'absence. L'absence de pensées négatives. L'absence de stress, d'angoisse, de peur. Et toute la place que leur départ a libéré. Tout ce qui ne serre plus ton cœur. Ton ventre. Tout cet espace, tous ces possibles, ces spires dans lesquelles tu pourrais évoluer, grandir, dans n'importe quel sens, qu'importe tant que ce sens c'est le tien. Tu mesures à la légèreté du moment le poids que tu portais avant de toute celle que tu pensais devoir être, celle qu'on aimerait mieux que la vraie, celle qui mériterait sa place d'emblée. Et qu'il existe une vie dans laquelle il n'est pas nécessaire de faire des efforts pour être bien. Que tu peux être qui tu veux ou juste ne plus essayer d'être qui que ce soit et que ça va bien se passer. Que ça peut être doux et fluide, que tu peux rire aux larmes et passer des larmes aux rires avec des gens que tu connais à peine mais qui te ressemblent tant que tout est fluide. Parce qu'il y a le même amour, la même douceur dans leur regard, la même envie de bien faire, ce souci de l'autre qui compte tant pour toi mais pour ces autres là aussi. Les mêmes valeurs aussi, les mêmes orientations politiques très probablement et le même sourire quand l’une dit que pour tester quelqu’un avant un potentiel date, elle leur demande ce qu’ils pensent du sexisme anti-homme et du racisme anti-blanc. Et puis que si tu sens qu’ils te ressemblent, c’est qu’il y a quelque chose en toi avec quoi les comparer. Plus seulement du vide. Tu finis par te dire que toi, tu marches avec ces gens-là. Et puis que parfois si ça ne marche pas, si c'est coûteux si c'est dur, ce n'est peut être pas à cause de toi. C'est peut être pas le moment, les gens ou l'endroit mais pas toujours toi. 

Hier c'était inscrit "examen" sur la porte. Je n'ai jamais connu d'examen aussi joyeux, j'en veux bien tous les jours des comme celui-là. 24h sans une minute sans te sentir à ta place sur une journée qui a commencé sur un quai de gare à 7h15 et où le premier moment de solitude n'est arrivé qu'à 2h du matin soit 18-19h plus tard, sans que cette compagnie n'ait été coûteuse. UN SEUL INSTANT BORDEL. 

Il y a un peu plus d'un an je retrouvais Fabien avec sa musique douce qui emplissait l'immense salon d'une autre maison silencieuse, dans les mêmes effluves de café. Nous avions chanté pour l'anniversaire de Frédéric nous étions une trentaine la veille au soir, parce que je l’avais voulu et que j’avais tiré les fils pour que tout ça, ça se fasse. Et on était deux à l'aube ce lendemain là et c'était pareil, la même simplicité, la même évidence, le même vide de toutes ces noirceurs et toute la place pour la lumière, en attendant avec une douce joie et une douce impatience que les autres émergent du sommeil.

 Dans la place que ça laisse tous ces nuages qui s'éloignent, il y a l'énergie pour dire que je veux de ces temps-là, que j'en veux avec eux, que je ne veux pas juste une bière dans un bar sombre sur une table collante mais que je veux des lumières qui s'estompent, des bougies qui s’allument, des couchers de soleil, des nuits et des réveils. Des fous rires devant les lavabos à s’en cracher le dentifrice dessus. Des hurlements de casseroles en faisant la vaisselle à deux ou trois sur Britney Spears, à en pleurer entre « ces gens-là » alors que nous nous connaissions à peine quelques heures plus tôt.

Je veux encore de ces aubes silencieuses. De ces parquets qui craquent. De ces conversations qui ne peuvent qu'avoir lieu en pyjama les fesses sur le rebord d’une table en bois froide et humide et les pieds dans l'herbe couverte de rosée à comparer nos yeux gonflés d’avoir trop peu dormi et beaucoup trop souri.

J’en veux encore de ces questions qui ne se posent qu'autour d'un four brûlant, un couteau entre les mains prêt.e.s à dégainer la pizza et "au fait tu avais parlé de tes pronoms, je peux te demander si ceux-ci te conviennent" juste avant de parler de sapiosexualité et de « ah mais c’est ultraclassiste comme terme » et de me souvenir que ce n'est pas la première fois que j'entends cet argument. C’était il n’y a pas si longtemps, en regardant les étoiles, entre chien et loup ou à l’aube peut-être quand le soleil enflammait les cîmes au loin, qu’il y avait ses bras à elle et son sourire et que j’étais bien là, moi.

J’en veux encore de ces premiers verres où je peux prononcer, entre les chips et les olives, le nom de C., de M. sans avoir peur, sans forcer, sans même que cela ne soit un sujet, juste un fait, une étoile filante qui glisse dans leurs oreilles. C'est mon fils. Il le sera toujours, même si ce n'est pas dans mon ventre qu'il a grandi, que mon cœur sait et le leur aussi et que jamais le « mais ce n’était pas vraiment le tien, ce n’est pas pareil » ne franchira leur lèvres. Parce que ce n’est pas eux. Ce n’est pas nous. Et que j’en ai marre d’essayer d’être sans eux alors que je ne peux pas. 

J’en veux encore de ces regards qui n'existent que dans la nuit profonde sous la lumière crue du plafonnier, les assiettes pleines de miettes, le plus gros cousin du monde qui volète sur le mur, quand tu pioches une carte qui te demande "as tu déjà compris que tu n'étais pas invicible et si oui quand", que les mots se bloquent dans ta gorge, que la réponse est claire qu'elle est là dans ton ventre qu'elle ne t'a jamais quitté. Tu n’en parles plus jamais ou presque. C’est passé. Vraiment ?  Tu hésites. Est-ce que c’est toujours le passé si je le dis à voix haute, si le son revient, si j’entends nouveau ce qui est là, tout au fond, reverrai-je les images, reverrai-je les chiffres en bas du compte-rendu, le regard du médecin, la réa, pas loin, deux heures qu’il disait, deux heures près, sentirai-je à nouveau l’odeur et le bruit du sang qui m’éclabousse encore et encore ? Tout passe tout casse tout lasse disait Kolia. Pas tout. Pas encore.

C’était des inconnus, il y a 9 mois. Ce soir vous êtes huit autour de la table alors que toi déjà quand vous êtes trois, tu hésites, tu te replies un peu, trois c’est beaucoup mais là huit, non. Huit c’est assez, c’est ok. Et finalement les mots t’échappent et tu le dis, à voix haute, parce que c’est bien aussi parfois que ce soit dehors tout ça.

« Quand les deux tiers de mon sang n’étaient plus à moi ».

Parce que tu sais que la tu peux. C'est safe. C'est OK. C’est ok de pas être forte, c’est ok que ce soit dur c’est ok de pas être une princesse parfaite, d’être un peu abîmée, un peu recollée, un peu, beaucoup transfusée. Et les mots qui sortent et le regard qui descend sur mon bras, là où il est passé leur sang, là où la notion d’intime à changé. Le sexe c'est intime. Le sang d'inconnus dans tes veines c'est une intimité que tu n'aurais jamais imaginé connaître. Leur sang qui a rempli le vide immense juste là où maintenant et pour la vie, sur ma peau, ce dessin, cette femme nue, qui dort, paisible, sans douleur, au hasard, pourquoi là, pourquoi ce bras-là ?

Et comme pour tout le reste, leurs réactions, l’évidence, la simplicité, « ok elle est pas drôle cette carte, vite on change.  Et tu changes de carte. Et tu pleures de rire à nouveau à défaut de sécher tes larmes, ne sont-elles pas meilleures ainsi d’ailleurs avec le goût du sel joyeux sur tes lèvres ?

Il y aura d’autres maisons silencieuses, d’autres mains, d’autres bras, d’autres gens que je serrerais fort parce qu’on se reconnaît, qu’on se ressemble et qu’ensemble on est eux et moi. Des odeurs de café, des yeux gonflés, du dentifrice et des larmes noyées dans le liquide vaisselle à hurler sur Dalida ou Britney Spears.

Désolée mais je vous laisse les tables collantes, je vais choisir le silence et les paillettes, mille fois.


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