Personne ne S'arrête
Un billet écrit en juin 2019 et publié ailleurs, à l'occasion de la grève des urgences. Quand on pensait être arrivés au bout de la tolérance du système. Des mots du monde d'avant qui n'allait pas si bien que ça...
La colère gronde. C’en est assez des
conditions de travail déplorables. Trop, c’était trop. Alors la grève. Les cris.
Et les mots. Les soignants « se » mettent en arrêt maladie. « Se font porter pâle ». « se déclarant en maladie ».
Ces mêmes soignants peut-être,
qu’on a vu défiler dans les rues, la rage au cœur, s’allonger au sol, simuler
leur mort imminente et même se déshabiller pour crier leur désespoir, celui qui exige des actes, mais des vrais. Du nu,
parce que les larmes, le sang et les suicides n’ont pas l’air d’avoir suffi.
Ce soir, j’ai envie qu’on parle
de ces soignants, allons plus loin, de ces travailleurs qui SE mettent en
arrêt, « ces branleurs », puisque visiblement systématiquement au
bout de nos langues ils restent le sujet. Ceux qui ont décidé, qui l’ont voulu,
qui SE sont arrêtés. Qui l’auront bien cherché si le système s’effondre ? Tant
qu’à faire ? ça justifierait bien les insultes ça non ?
On l’entend partout n’est-ce
pas ? Se mettre en arrêt. S’arrêter. Tu devrais t’arrêter. On l’entend beaucoup ces temps-ci avec les
grèves aux urgences et les supposés arrêts de complaisance. Mais on l’entend
dans tous les milieux professionnels et les médias non ?
Et bien ce sont des faux.
Grossiers. Mal dissimulés. Des faux mal imités, une erreur de grammaire niveau
primaire répétée sans cesse par des gens qui se pensent parfaitement éduqués.
Ce sont des formules erronées, qui peuvent laisser entrevoir une forme
d’inculture en matière d’arrêt de travail même et surtout chez ceux qui décident
pour nous sans jamais avoir mis un orteil sur place. Ceux que ça arrange aussi,
quelque part, qu’on puisse penser que si les travailleurs SE sont arrêtés et
que c’est le bordel, c’est bien de leur faute. Très pratique pour éviter,
oublier de s’interroger sur les raisons qui font de leur travail un enfer.
Moi je hurle dedans, et ce soir
un peu dehors.
On ne peut pas dire « Il se
met en arrêt. Il s’arrête ». C’est une erreur.
Si la tournure était valide, nous pourrions la retourner sans en perdre le sens
sous une forme passive où le sujet autrefois acteur, subit désormais l’action.
Sauf que là ça donnerait quoi ?
« Il est mis en arrêt par…
LUI-MÊME. Elle est arrêtée par… ELLE-MÊME ».
Et ça, ça n’a aucun sens. Ces
formules n’ont pas de sens. Un travailleur ne s’arrête pas tout seul. Dire
« ils s’arrêtent » c’est donner du crédit à l’idée beaucoup trop
répandue qu’un professionnel arrêté, c’est un professionnel qui l’a décidé. Une
volonté qui est passée au-dessus de toute idée d’incapacité. Alors que c’était
quand même le concept initial, reconnaître, formaliser pour le malade
l’impossibilité de se soigner tout en poursuivant son activité.
Un travailleur ne s’arrête pas,
ne se fait pas arrêter. Un travailleur consulte un médecin qui décide de la
nécessité, ou non, de prescrire une interruption de l’activité professionnelle
pour protéger son patient. Un malade ne devrait pas s’arrêter, parce que lui ou
ses proches, qui ne sont pas décisionnaires de l’arrêt, le pensent. La seule
chose qu’un malade devrait avoir à, pouvoir faire c’est de consulter. L’arrêt
ne dépend pas de lui. Il dépend d’un médecin, qui est formé, du mieux possible,
à en juger. A écouter l’humain et évaluer le caractère délétère, sur la santé,
de l’activité professionnelle.
On peut demander un arrêt de
travail. On peut exprimer des symptômes, un ras-le-bol, un épuisement à son
médecin qui décidera que l’arrêt de travail s’impose. Mais on ne s’arrête pas.
On ne va pas se faire arrêter. Il/elle ne s’est pas arrêté parce qu’il n’était
pas content.
On est parti d’une minorité, les
arrêts abusifs ou de complaisance, qu’on extrapole à toute une population, les
travailleurs « ces feignants ». Ceux qui trichent, ceux qui piquent
l’argent public. On en fait une armée, une légion, envahissante, omniprésente,
ils seraient partout. Dans tous les corps de métier, surtout chez ceux dont
c’est déjà l’état qui paye le salaire, suivez mon regard. On fait la chasse aux
faux, aux menteurs, à ceux qui abusent.
Quand est-ce qu’on parle de ceux
qui refusent les arrêts de travail ? Qui est-ce qui compte le nombre de
jours prescrits, proposés, refusés ? Ce sont ces patients qui viennent me
voir tard le soir en me suppliant de les aider à tenir parce que l’arrêt n’est
pas possible tant qu’ils tiennent à peu près debout. Ce sont ces collègues
qui se tuent presque littéralement au travail mais qui continuent quand même. Parfois
pour des considérations financières. Oui il y a des travailleurs qui ne peuvent
pas s’offrir ce foutu jour de carence. Et d’autres qui ne peuvent simplement
pas lâcher les affaires en cours, ou pire, les patients, leurs patients. Certains,
enfin, qui savent ou à qui on a martelé pour que ça rentre, que ça reste, que
les équipes sont à bout et qu’accepter cet arrêt, c’est plonger les collègues
dans une tourmente encore pire. Prendre la responsabilité d’une nouvelle
dégradation des soins et des conditions de travail puisqu’on a fini par être
nous-même persuadés qu’être arrêté relève de notre ressort et qu’il y aurait
des conséquences à assumer. Assumer d’être contraint par un avis médical à
cesser son activité pour se soigner soi-même. Logique imparable.
Qui est ce qui parle de ces paramédicaux qui voudraient bien ne pas refiler leurs miasmes à leurs patients mais qui hésitent quand dans la balance depuis ce merdique jour de carence, il y a perdre de l’argent sur un salaire déjà ridicule ? Plonger un peu plus dans le découvert ? Devoir troquer des services ou des vêtements pour que les enfants mangent à leur faim à la fin du mois ? Peut-être ne faut-il pas en parler en fait. Parce qu’au moins ils sont là. Malades et contagieux mais là. Les soins continuent. Mais à quel prix ?
Ne venez pas râler qu’ils abusent
ou qu’ils n’ont qu’à être mieux organisés. C’est peut-être vrai, dans certains
cas, parfois. Le bénéfice du doute, toujours, d’abord. Je parle là, je veux
parler aussi pour ceux qui n’ont réellement pas le choix et qu’on juge sévèrement,
du haut de nos privilèges, incapables de s’organiser plutôt que d’imaginer
qu’il existe de telles impasses. Ça serait effrayant qu’elles puissent
réellement exister non ? Que certains soignants puissent devoir venir
bosser malade pour continuer à se nourrir et ou nourrir leurs enfants. C’est
impossible. Cela ne se peut pas. Ce sont forcément des gens qui abusent, des
gens pas doués, qui ne savent pas compter. Des branleurs. Eloge de la
vulnérabilité.
Qui parle des libéraux et de leur 90 jours de carence ? Des prévoyances à un tarif exorbitants qui ne couvrent aucun problème que vous auriez déjà eu, à 7 ou 14 jours de carence ? Qui parle de ceux qui n’ont eu droit à aucune couverture supplémentaire (même pas le droit de payer) pour se protéger du risque de développer une dépression, un burn-out, vouloir en finir, appeler à l’aide et avoir assez pour acheter à manger avant ce putain de 91ème jour ?
Ces libéraux-là, se voient sûrement proposer un arrêt, de la part de médecins compréhensifs, alarmés, par la menace de la récidive, du burn-out qui a déjà trop couvé. Comment accepter ? Comment nourrir ses enfants, ou simplement payer un loyer, un crédit, à sec, sur la réserve, pendant trois mois ? Comment assumer la violence de la privation financière quand on est persuadé qu’on aurait pu, qu’il aurait fallu, supporter la pression, pas si grande au demeurant, non ?
Ce sont ces travailleurs-là qui parfois se surprennent à regarder amoureusement un platane, sentir leur pied caresser l’accélérateur, hésiter. Se donner la nausée d’en avoir eu ne serait-ce que l’idée, et continuer, à loucher sur des escaliers, sur un couteau, un marteau. Trois fois rien, il faudrait juste une petite blessure, un petit accident domestique. On ne parlerait pas de la dépression, la prévoyance privée accepterait de financer l’arrêt et le soignant, pardon le patient pourrait enfin, prendre le temps, le repos et le recul nécessaire pour aller mieux. J’ai été cette fille devant le platane. Celle qui pleurait de peur de se tuer en voiture en rentrant, tellement la fatigue et l’épuisement lui broyait les jambes, qui traînait pour reprendre la route et qui regardait quand même, avec envie les arbres autour. Si je craquais, c’était forcément que j’étais faible, médiocre. Nulle d’oser être fatiguée pour si peu (22h de travail sur 48h ces soirs-là). La honte. La culpabilité.
Elle adore ça, la dépression, cette salope, quand on se persuade nous-mêmes d’être les fautifs, de n’être pas assez forts pour résister à un effort, jugé normal, banal, modéré par les autres. Par les confrères, ceux qui bossent cinquante à soixante heures par semaine, qui en voient eux, deux ou trois à la demi-heure, qui gagnent trois fois ce que je gagne et qui gardent le sourire. « Je ne vois pas le problème ».
Par les autres aussi, ceux qui ne nous ont jamais vu travailler et qui trouvent quand même le moyen de râler. Ceux qui pointent à 8h30 et scrupuleusement à 16h32, qui râlent s’ils sortent à 36, mais qui trouvent que les soignants aux urgences, qu’ils ne voient pas assez, passent trop de temps au café, puisque quand on n’est pas à son poste, on ne peut être qu’au café.
On ne l’apprend pas ça à l’école. J’ai mis des années à l’apprendre, à l’entendre, à me croire digne de prendre soin de moi, me croire assez légitime pour avoir le droit de dire stop. De dire « non, ce n’est plus possible, j’ai besoin d’une pause ». De le dire sans penser un instant ou pas longtemps que travailler moins, prendre une journée ou deux, ça n’est pas une faiblesse. Ça ne fait pas de moi une fille fragile. Taire mon besoin de repos c’est me mettre en danger. Assumer plutôt que d’avaler que 35h c’est ma limite et c’est bien. Et malgré tout, je n’arrive pas à me débarrasser de la tristesse de ne pas avoir la force d’en faire plus pour mieux gagner ma vie, et tout au fond, l’idée que ce ne sont que de beaux mots. Prendre soin de soi pour prendre mieux soin d’eux. Des excuses que je me donnerais pour ne pas travailler plus. Feignasse. J’aimerais pouvoir vous dire que je suis une fille fragile, qu’aucun soignant libéral ne vit ce genre d’idioties. J’aimerais tant. Et pourtant…
Plus dure encore, l’étape d’après le platane. Qui parle de ceux qui au bout du bout se suicident, autrement qu’en disant que « c’est terrible qu’ils n’aient pas supporté la pression ». Sous prétexte qu'être soignant, ça ne peut pas être si dur, si grave, au point de vouloir mourir plutôt que de continuer. "C’est beau de soigner. C’est noble". C’est surtout beau pour ceux qu’on essaie de convaincre de rester quand quitter le navire semble la seule solution qu’ils aient trouvé pour s’en sortir, « attend, c’est un super métier ». Pour ceux qui y restent, par-contre, ceux qu’on ne pense pas avoir besoin de retenir, le beau oublié, aucune retenue sur les mots acérés, les insultes et les crachats, le chantage sur les jours de vacances, de repos et la réquisition déguisée. Des soignants qu’on piétine et dont on dira, lorsqu’ils seront balayés par la maladie, la douleur, le désespoir, qu’on ne comprend pas qu’ils n’aient pas supporté la pression car soigner c’est un beau métier. Les crachats vite oubliés.
Comment en est-on arrivé à penser
en premier lieu que le salarié arrêté l’a été juste pour emmerder les
autres ? Pour protester ? Parmi les soignants arrêtés dans les
services d’urgence, combien auraient dû l’être depuis longtemps ? Quelques
jours en amont, beaucoup plus tôt, pour les protéger de l’effondrement total qui
risquait de les foudroyer sur place sur une période beaucoup plus longue ?
Combien de soignants qui tenaient, pour leurs collègues? Comme si le système de
santé tout entier n’était qu’un vaste champ de domino, renversez-en un et tous
tomberont. Personne pour penser que c’est ce qui vient de se passer au sein des
services hospitaliers ? Personne pour s’insurger qu’on laisse se répandre
l’idée que ce sont avant tout des branleurs réactionnaires, plutôt que des
dominos, à terre, broyés, qui tenaient ensemble et qui sont tombés d’un coup,
après la gifle de trop ?
Qui pour s’interroger sur la
pertinence d’être soigné par quelqu’un qui ne dort pas, ne mange pas, ne pisse
pas jusqu’à douze heure d’affilée ? Quelqu’un qui travaille douze ou
vingt-quatre heures sans dormir, parfois sans pouvoir s’arrêter de travailler
et sans la garantie de pouvoir bénéficier de toutes les heures de repos
règlementaires ? Au-dessus mais aussi au-dessous des lois ? Parce que
si eux ne soignent pas, à ce moment, qui le fera ? Qui pour trouver
anormal que le seul moyen qu’ils ont trouvé pour se dire, se croire en bonne
santé, c’est de ne pas consulter. Aucun risque de voir, de s’entendre dire
l’évidence. Le cauchemar s’il est tu, masqué, s’atténuera-t-il ? Qui pour
s’inquiéter de leur fatigue et de leurs symptômes d’épuisement moral qui pourrait altérer à terme le jugement ? Qui pour craindre qu’il ne
reste plus que des soignants abîmés pour prendre soin des autres, aux urgences,
dans les services de soins, les hôpitaux, les cliniques, les villes et les campagnes,
et dire stop. Dire que nous méritons mieux. Tous.
Des soignants abîmés au point de
se mettre à poil pour crier à l’aide car l’usage de la langue n’a pas suffi ?
Si nous avions lutté contre ce mépris crasseux, cet aveuglement devant leurs
alertes, la facilité de ne pas entendre ou de croire que « ce n’est pas si
grave », que ceux qui s’arrêtent le font parce qu’ils le veulent bien, les
aurions-nous entendus ? Aurions-nous pu éviter ce point de rupture qui, il
me semble, vient d’arriver ?
Personne ne s’arrête. Personne ne
change de métier ou ne tente de mettre fin à ses jours parce qu’il/elle n’a pas
supporté la pression. C’est le métier en lui-même, ses conditions d’exercices
ou la pression engendrée qui créent le malaise, la souffrance, la maladie et la
nécessite de l’arrêt. C’est parce qu’un travail est difficile qu’un travailleur
est arrêté. Pas parce qu’il est trop faible pour le métier qu’il exerce. Un
travailleur ne s’arrête pas. Il est arrêté. Il subit la pression, il n’a pas à
la supporter jusqu’à en compromettre sa santé. Aucune pression professionnelle,
sociale, émotionnelle ne devrait être préférée à la santé d’un individu dans sa
globalité.
Le premier arrêté n’est pas le maillon faible. Il est peut-être le premier à oser dire la pénibilité de son quotidien. Peut-être accompagné par un meilleur médecin plus à l’écoute que les autres, ou simplement un médecin que lui pense à consulter. Le premier à être arrêté a peut-être compris que ce n’était pas normal de souffrir autant au travail et qu’en se donnant la priorité, à lui, à son corps, sa vie, il protège son capital de tolérance à l’effort et donc sa capacité à travailler longtemps et donc à soutenir les autres. Même et surtout en arrêt. C'est peut-être juste quelqu’un qui aurait appris, ailleurs qu’à l’école, ailleurs que dans la société « conventionnelle » qu’aucun travail ne mérite qu’on s’y tue, que l’efficacité ne réside pas dans la douleur, le sacrifice et l’abnégation. Encore moins dans le soin. Là où dans l’épuisement, la bienveillance s’éteint et la maltraitance couve.
Personne ne S’arrête.
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