Adieu veau, vache, bons gestes et postures
J’ai craqué. Je l’ai dit.
J’ai dit « la médecine actuelle et nous les soignants,
n’avons pas appris à soigner les gens comme VOUS ».
J’ai insisté sur le « vous ». Avec rancœur. Et
l’impression en toile de fond, d’avoir mis le doigt sur un truc pressenti
depuis longtemps, qui dérange, qui heurte. Mais dont on ne parle jamais. Parce
que pour en parler, il faudrait déjà pouvoir imaginer une seconde que nous
faisons fausse route et depuis des décennies. Remettre en question non
seulement des croyances populaires mais aussi tout un pan des enseignements
reçus. Les données et le bon sens disponibles tentent pourtant depuis un moment
de nous infléchir.
Et puis que faire d’autre ? Que pouvons-nous leur
proposer d’autre à « ces pauvres gens » ? Rien. Alors on
poursuit. On s’obstine. Et on les abîme. Je l’ai pensé une fois, deux fois,
trop de fois et je ne vois plus que ça.
Je crois qu’enseigner « les bons gestes et
postures » c’est une forme de mépris de classe de sédentaires aisés envers
les travailleurs manuels toutes catégories socio-professionnelles confondues.
Oui, voilà. Je l’ai dit. Ces « gens-là » ce sont
des gens qui souffrent du dos principalement. Parfois depuis peu, longtemps ou
toujours. Et ce sont des personnes en souffrance, en errance qui
malheureusement reçoivent des soins qui ne tiennent absolument pas compte des
spécificités de leur activité professionnelle.
Nous croyons savoir soigner les patients lombalgiques en
leur demandant de moins solliciter leur dos, de corriger leur posture, de plier
les genoux, de renforcer leur dos, leurs abdominaux, de s’étirer ou de faire
des cabrioles dans la rue un soir de pleine lune… Enfin en tout cas en leur
demandant de limiter les activités contraignantes pour leur dos.
SAUF QUE. Sortez de votre tour d’ivoire, la vie, le travail
c’est contraignant pour le dos. Et c’est normal. Pas de contrainte, pas de
mouvement, pas de vie. C’est même nécessaire, demandez aux astronautes qui
privés de pesanteur sont supplémentés pour limiter le risque d’ostéoporose.
Demandez aux sportifs, comment font-ils pour progresser, aller plus vite, plus
loin, plus fort ? Ils augmentent la charge, progressivement mais ils
l’augmentent. Ils ne seront pas meilleurs s’ils évitent de s’entraîner.
Pourquoi n’avons-nous pas su garder ces idées en tête quand
il s’est agit de soigner les dos ? Parce que même aujourd’hui en 2020, la
plupart des métiers sont contraignants pour le dos. On fait tout un foin des
postures de télétravail pour les métiers sédentaires mais ce domaine où LA
solution magique pour ne plus jamais souffrir se résume à régler sa chaise de
3,2° vers l’arrière ou à plier les genoux pour mettre des feuilles dans l’imprimante,
il correspond à quelle proportion au juste de la population des
travailleurs ?
Quand est-ce qu’on parle, et comment, des métiers
« lourds » en terme de contrainte physique pure, temps passé debout,
port de charge, horaires décalés, conduite prolongée, gestes répétitifs… Des
métiers auxquels s’associent souvent un manque de reconnaissance, de
valorisation pécuniaire alors que la pression à la performance, les attentes
sont souvent très élevées et au détriment du temps personnel, du temps de loisir
et de temps de repos de qualité ?
Ces gens-là, ils sont manutentionnaires, aides-soignants,
élagueurs, bouchers, boulangers, infirmiers. Ils sont peut-être aussi
paysagistes, ouvriers dans le bâtiment ou la voirie, électriciens, assistantes
maternelles, employés de ménage…
Et ils représentent une sacrée tranche de la population
française. Et ça me révolte que ça reste « ok » qu’on ne puisse
proposer de soins adaptés à ces personnes juste parce qu’on « a toujours
fait comme ça » et qu’on n’a jamais pris en compte la spécificité de leur
exercice professionnel.
Premier écueil, avant même d’avoir eu la moindre douleur
lombaire, ils savent qu’ils auront mal. Le monde se fait un plaisir de leur
rappeler, pour leur bien, qu’ils doivent faire attention à leur dos avec
« un métier pareil ». Personne pour dire qu’ils resteront, grâce à ce
métier, bien plus en forme physiquement que ceux qui exercent un métier
sédentaire. Non. Il faut faire attention. Alors qu’on sait que la génétique
joue autant voire plus que la charge sur l’apparition des anomalies
radiologiques lombaires. Mais non « tu vas te bousiller le dos » et
« je savais que ça devait arriver avec le métier que je fais ».
L’évitement du mouvement, la perte de confiance en ses
capacités physiques et en son dos commencent avant même le début de la vie
professionnelle alors qu’elle promet d’être physiquement plus exigeante que
d’autres. Au contraire, il faudrait
pouvoir s’y préparer. Parce qu’évidemment, éviter, prévenir ne sont pas
toujours suffisant pour ne pas souffrir. Surtout quand on est persuadé qu’on
n’y échappera pas.
Et évidemment, lorsque ça arrive, tout est plus compliqué.
Puisque nous ne savons pas faire autrement. Puisque nous avons appris que ces
patients-là sont plus à risque, qu’ils doivent faire d’autant plus attention.
Et nous les exposons plus précocement à des théories nocebo et potentiellement
chronicisantes. « Vous allez vous abîmer le dos, il faut économiser votre
dos, il faut vous renforcer »
Si vous n’avez pas eu la chance de voir cette petite vidéo hilarante foncez. Et vous comprendrez peut-être mieux en quoi on est capable de perdre
les patients dès la première consultation avec des injonctions paradoxales
comme économiser et renforcer.
Passons sur le fait que hey, quoiqu’il arrive avec le temps,
sur les clichés, le dos s’abîme, comme les cheveux blanchissent, comme le
visage se ride même en passant sa vie dans le canapé. Parce que la génétique
avant la contrainte. On le sait, enfin on a les moyens de le savoir, encore
faut-il le vouloir et oser transmettre des données qui sortent du consensus.
L’avantage de cette usure inéluctable là, contrairement à la
« vieuture » qui vous condamne au rebut, c’est qu’on sait aussi
combien elle peut NE PAS être douloureuse dans une bonne partie des cas.
Inéluctable mais pas si grave. Halte à la rétention de l’optimisme, les temps
sont bien assez rudes en ce moment.
Admettons-le, c’est un énorme progrès de dire qu’il faut
« continuer à bouger » si seulement on arrivait à remplacer le
« en faisant attention » par le terriblement illogique « soyez
rassurés, ce n’est pas grave bien que pénible, bougez autant que possible en
fonction de VOTRE douleur ».
L’escalade avec la multiplication des traitements, des
gestes de plus en plus invasifs. De l’infiltration au corset, lequel de ces
outils de soulagement temporaire vous semble le plus à risque d’aggraver la
douleur à terme ? A côté, la restriction de mouvement sur ordonnance,
l’augmentation des injonctions à faire attention sous couvert de la menace d’un
reclassement professionnel ou d’une chirurgie plus délabrante ?
L’escalade de l’espoir. De plus en plus haut, des chutes de
plus en plus rudes. La désillusion de la douleur qui reste. De l’espoir infini
qui meurt dans le retour des lames qui transpercent dès le réveil. La
souffrance morale en guest, parce qu’on n’a toujours pas appris à les aider
autrement qu’en leur demandant de ne plus se mouvoir comme avant. En leur demandant
de remplacer une gestuelle par une autre alors que la nouvelle n’est clairement
pas adaptée à ce qu’ils font mais à ce qu’on pense qu’il est bien de faire
depuis trop de générations.
Anticiper la charge. Contrôler le mouvement. Sans cesse.
S’épuiser cognitivement à un truc qui n’est ni naturel, ni spontané et souvent
absolument impossible à réaliser dans la plupart de ces métiers.
Combien de patients lombalgiques, croisons-nous, se sentent
responsables de leur situation douloureuse complexe parce qu’ils n’ont pas
« fait ce qu’il fallait » ? Cette culpabilité-là vaut combien de
points, à votre avis, sur la jauge psychosociale qui décale le seuil de
sensibilité à la douleur en fonction de l’état émotionnel, des croyances , du
sommeil et de l’humeur du patient ? C’est déjà tellement difficile de
dormir lorsque l’on souffre, ça devient mission-impossible si on passe son
temps à se dire qu’on savait comment l’éviter et qu’on ne l’a pas fait.
SURTOUT QUE C’EST FAUX.
Premièrement on n’a pas de preuve que « les bons
gestes » permettent d’éviter le déclenchement ou la chronicisation des
douleurs lombaires. On sait surtout que
pour certains, plier les genoux au lieu de se baisser, en période de crise ça
fait moins mal. On a probablement fondé beaucoup de choses sur cette
constatation-là alors qu’au final, rien à voir avec la prévention…
Et deuxièmement et c’est peut-être le plus important, on
leur fait croire qu’ils peuvent éviter de se faire mal avec une solution est
simple, les naturopathes la détestent, juste en bougeant autrement alors que…
le fondement même de leur métier ne leur permet pas.
L’anticipation, le contrôle, c’est bien quand vous avez
juste à soulever un pauvre sac de courses une fois la semaine. La maîtrise de
l’environnement c’est cool quand l’entreprise peut vous procurer un siège de
bureau qui tient du vaisseau spatial avec des airbags et des lasers pour faire
pointeur sur votre écran 46 carats. Euh 36 pouces pardon.
Mais c’est un truc d’élite. D’une toute petite proportion de
la population. Celle qui peut se permettre le luxe d’y penser. A chaque
instant, à chaque mouvement. Tout garder sous contrôle. Quelle naïveté que de
croire que chaque travailleur en France a droit à un tel luxe.
Est-ce qu’on aide vraiment un élagueur en lui disant dès le
premier lumbago qu’il faut penser à plier les genoux ou alors ne pas porter de
charges lourdes pour ne pas que ça récidive ? Le type coupe des troncs
avec une tronçonneuse qui fait le poids d’un âne mort perché en haut d’une
échelle la moitié de la semaine. Il risque de se tuer s’il essaie de plier les
genoux au bout de l’échelle merde. Et anticiper c’est facile quand il s’agit de
soulever un paquet de pâtes ou un sac de patates mais un tronc, au bout d’une
tronçonneuse, au bout d’une échelle ?
Est-ce qu’on l’aide, est-ce qu’on optimise sa jauge
psychosociale (qui détermine son risque de chronicisation) en lui disant qu’il
faudra peut-être changer de travail au deuxième épisode aigu ? alors qu’il
a commencé à 16 ans, qu’il n’a pas de diplôme autre, qu’il adore ce boulot,
qu’il le fait bien, qu’il n’a pas eu mal pendant vingt ans, que le premier
lumbago s’est résolu spontanément en quelques jours, il y a deux ans et que le
déclencheur était un mouvement banal à la maison, sans aucune charge ? Et
pas avec le tronc, l’échelle et la tronçonneuse sous la pluie. Comment est-ce
possible ?
Maintenant, remplacez « élagueur » par
aide-soignant ou infirmier ?
On manque de soignants depuis une éternité, le manque
devient criant, invalidant, mortel même ces derniers mois. On manque d’eux, de
leurs compétences, de leurs ressources, de leurs bras, mais on leur a détruit
le dos, parce qu’on n’a jamais cherché à les soigner en tenant compte des
particularités de leurs métiers. On leur répète dès l’école qu’ils vont
s’abîmer. On leur serine en service non-stop. Les formations « gestes et
postures » sont parfois des bonbons brandis en échange de leur silence sur
les conditions désastreuses dans lesquels ils bossent. Quelques jours de répits
croient-ils. En vérité, quelques jours d’implantations de fausses croyances et
de messages nocebo inadaptés à leur quotidien.
Non un soignant ne peut pas anticiper chaque mouvement,
contrôler chaque geste. Non il ne peut pas toujours plier les genoux parce que
l’espace exigu ne le lui permet pas ou parce qu’il travaille avec des gens
vivants, qui bougent, qui veulent bouger et pas toujours de la façon dont il
l’aura anticipé.
Être vigilant à sa posture et à ses gestes ne fera que
restreindre le nombre de mouvements dont il dispose et auxquels il peut
recourir facilement tout en le déconditionnant à tous les autres. Alors oui,
ils deviendront probablement très performants sur ces quelques gestes, mais
quelle perte sur le reste ? Parce qu’à force de ne plus jamais se pencher,
parce que c’est soi-disant un danger, que se passera-t-il s’ils relâchent leur
vigilance ? S’ils osent ? Pour une tâche banale ? Quel sera le
risque que leur corps réagisse à ce mouvement, cette charge devenus tellement
inhabituels qu’ils en sont devenus menaçants ? Avoir mal. Très mal
peut-être. Et se dire encore une fois qu’ils n’avaient pas fait ce qu’il
fallait. Alors qu’ils ont sagement appris à anticiper et enterré toute capacité
à se laisser surprendre sans douleur. Parce qu’on les y a poussés. Qu’on ne
savait pas quoi leur dire d’autre.
Et on s’est assuré ainsi de les abîmer un peu plus vite.
Et ça, je ne le supporte plus.
Les conseils de « gestes et postures » c’est bien
trop souvent un pansement bien gras sur la grosse jambe de bois des conditions
de travail des travailleurs manuels, des artisans, des soignants, tiens des
travailleurs essentiels en fait, ceux qui nous ont soigné, nourris, tenus
pendant les mois sombres, ceux qu’on applaudissait…
Un voile mignon pour masquer les rythmes imposés, décalés,
la charge physique et mentale, la limitation des temps de repos, de loisirs, le
manque de reconnaissance, le temps investi pour un salaire moyen quand ce n’est
pas médiocre, la pénibilité des jours, des heures d’autant plus quand le
harcèlement ou la pression à la performance s’invite en éloignant un peu plus
encore le goût de l’humain. C’est maintenant qu’on parle du manque de
matériel ? Du matériel cassé non remplacé ? Comment on apprend, au
juste, à anticiper un transfert d’un lit bloqué en bas à un fauteuil qui n’a
plus de freins ?
Mais c’est tellement plus facile, puisque c’est la seule
solution dont on parle, de leur proposer des formations qui vont leur expliquer
à quel point ils ne font pas ce qu’il faut et comment faire autrement (même si c’est
pas possible), plutôt que de s’attaquer au problème du manque de matériel, de
personnel, des conditions de travail et de la revalorisation de leurs
activités.
Est-ce que c’est moins coûteux à terme si on imagine que
cette démarche pérennise les troubles douloureux et donc potentiellement arrêts
de travail et invalidités ? Pas si sûre !
Si vous y trouvez des astuces, des alternatives qui vous
sont plus agréables, plus confortables, gardez-les. Ne crachons pas dans la
soupe. Si on vous parle de faire attention, gainer, décambrer, plier,
économiser, renforcer… Et que ça vous semble difficile, pour ne pas dire
impossible à mettre en place au quotidien, oubliez. Surtout si vous vous sentez
coupables de ne pas y arriver. Il y a d’autres options qui vous conviendront
mieux et qui vous éviterons peut-être la peur et l’escalade. Continuez à
bouger, autant que possible, avec le plus de variété et de plaisir possible.
Rappelez-vous que votre dos est solide, plus solide qu’on vous le dit. Chargez.
Dormez. Aimez. Souriez. Retrouvez confiance en vous. Utiliser son dos est un
sport comme un autre. Qui demande de l’entraînement, de la régularité, du repos,
du relâchement entre deux gros efforts, renforcez, étirez, seulement si vous vous sentez
mieux après. Consultez, si vous avez peur, des gens qui sauront vous rassurer,
pas ceux qui ne savent que pointer ce qui ne va pas chez vous et à cause de
votre métier.
Commentaires
Combien de formations gestes et postures " hors sol", et si peu dans le milieu de travail réel !
De même, la formation gestes et postures mise en avant pour reporter la responsabilité sur l'individu, alors que la prévention collective ( équipements, procédures, effectifs en nombre suffisant) est beaucoup plus efficace ( ce qui est archi-démontré depuis tous les travaux ergonomiques conduits depuis plusieurs dizaines d'années).
Exemple célèbre du médecin du travail qui conseille de fléchir les genoux pour le nettoyage du marché à tous les agents municipaux, et qui décide de montrer par l'exemple en les accompagnant sur une demi-journée : une flexion de genoux, deux flexions de genoux, puis 1/2 flexion, puis 1/4 de flexion, puis il se penche en avant comme tout le monde, car le coût énergétique musculaire est incomparable ( à moins d'être un acharné du squat ).
Merci de mettre ce sujet à l'honneur, la prévention des risques au travail c'est si important !
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