La douleur et moi
J’ai longtemps râlé sur les « oh t’es kiné, tiens, j’ai
mal au dos » ou « la chance ta copine est kiné, c’est cool ». Il
y a quelque chose dont on parle peu, au-delà de ces clichés-là, c’est ce que ça
a changé en moi. En nous. En vous peut-être.
« Ça te fait quoi d’être kiné ? »
Il y avait la fierté. Le sentiment d’accomplissement. Il y a
eu la frustration de ne pas être toujours comprise ou entendue. Il y a la tristesse
quand les rapports hiérarchiques brouillent encore le message, nous empêchent d’être
juste bons, ensemble, dans le soin. Quand les représentations que les gens ont
de notre métier et de celui des autres, ne les conduisent à nous qu’en dernier
recours.
Je pensais que ça s’arrêterait là mais non. Il y a quelque
chose en plus. De plus intime, de plus profond et de plus flagrant, en même
temps. Et c’est dans mon propre rapport à la douleur après tout ce temps à
tenter d’apaiser les leurs.
« C’est pas beau de vieillir ».
On peut dire que j’ai eu de la chance, je crois. J’ai foncé à
travers l’enfance, sans embûches, en évitant les accidents, les heurts. Pas de blessures,
rien de bien pire que des courbatures. Pas de malaises, de vagues, pas de
ventre broyé de douleur. La chance sûrement d’être née dans un corps facile. Solide,
stable, constant. Certes, ça n’a pas été évident de m’y plaire, de m’y sentir
femme. C’était dur mais ce n’était pas douloureux ou si peu.
La chance, infiniment précieuse, d’apprendre, de comprendre
la douleur avant de la rencontrer. Il y a eu quelques heurts. De petits
écueils. Une cassure, une fêlure, de celles qui vous arrachent un bout de vous.
J’aurais tué pour avoir mal au corps plutôt que d’avoir tant de vague à l’âme.
Et puis 2020. Trente ans à prendre mon courage à deux mains,
préparer l’envol et filer, oser, bouger. Renaître. Nouvelle ville, nouvelle
région, nouvelle histoire. Défragmenter pour tout reconstruire plus grand, plus
solide. En 2020 donc. Forcément.
Huit mois de transition noyés dans l’angoisse. La pression
de bien faire comme d’habitude. Et puis tout le reste. Une pandémie mondiale. Rien
que ça. Qu’est-ce que s’adapter à un nouvel environnement, si difficile soit-il
pour moi, à côté de ça ?
Est-ce que c’est l’âge ? Est-ce que c’est le temps ?
Ou est-ce juste moi qui écoute autrement ?
Mon corps fait de plus en plus de bruit. Il craque. De gros
craquements sourds quand je roule les épaules. Des claquements plus secs quand
je fléchis la hanche ou que je m’appuie sur les orteils. Et maintenant moi
aussi j’entends un bruit de sable qui grésille quand je tourne la tête.
Je sens aussi, parfois, les coups de courant. Les décharges
dans la nuque, une épaule, souvent la même. Je sens la tension monter dans mon
dos quand mon activité varie trop. Les coudes qui prennent le relai, la nuit après
certaines longues journées où juste tenir un livre devient désagréable.
Alors oui, c’est la vie. Des gens qui n’ont pas franchement
mal comme moi, j’en reçois tous les jours et ils font partie de ceux qui vont plutôt
mieux que la plupart. Parce que sur l’échelle des possibles, c’est vraiment presque
rien, je trouve. Et puis je connais les exercices à faire non ?
Mais il n’y a pas que ça. Le truc qui change chez moi, par
rapport aux patients que je rencontre, ce ne sont pas les exercices que je
connais. C’est ce que je sais et ce que je comprends de la douleur. Et que je peux
me permettre le luxe de ne pas avoir peur.
Mais le savez-vous, vous ? Le savent-ils ?
Imaginons que je sois devenue chanteuse comme à dix ans je l’espérais ?
Ou Ingénieur ?
Aurais-je été amusée pareil en entendant dans ma nuque un
bruit qui ressemble à du sable que l’on aurait frotté entre deux planches ?
Aurais-je osé continuer à sourire, à vous regarder par-dessus mon épaule, à
faire des créneaux ?
Qu’aurais-je pensé de ce premier coup de couteau dans le dos ?
Aurais-je continué à me pencher comme avant « n’importe comment » ?
D’ailleurs aurais-je osé me pencher autant sans plier les genoux ? Qu’aurais-je
pensé de cette fille qui devant un premier coup aux lombaires a décidé de
prévoir un dîner aux chandelles, de ne pas espacer les rendez-vous chez la psy
et fait quelques flexions lombaires avec 12kgs dans les mains sur une musique
qu’elle aimait bien ?
Folie me direz-vous.
Et pourtant.
Si je n’avais pas su comment cela fonctionnait ce grand bazar
qu’est la douleur, que m’aurait-on dit ?
Qu’aurais-je entendu, compris ? Qu’aurais-je fait d’autre ?
Aujourd’hui je regarde mon corps lutter avec une douce tendresse mêlée de
mépris. Aurais-je pu le faire sereinement si j’avais exercé n’importe quel
autre métier ? S’il m’avait fallu chercher les réponses ailleurs, vers quel
type de peur m’aurait-on entraînée ?
Je sais que le verre n’est pas loin de déborder. Je sais que
quand il débordera j’aurais probablement beaucoup plus mal. Je connais les
robinets. Je sais lesquels fuient et lesquels je pourrais fermer si jamais cela
se produit. Je limite un peu le débit de certains pour retarder l’échéance. Je
sais comment et pourquoi ça fait mal, ou pas. Je sais que ça ira de toute façon
beaucoup mieux quand cette vague-ci sera passée. Voir même, rêvons un peu,
quand cette saloperie de virus sera sous contrôle.
Alors oui, je connais les exercices. Et surtout, je sais, à
peu près, ce qui m’arrive, pourquoi et pourquoi il n’y a pas de raisons d’avoir
peur. Rien de grave n’est en train de se produire.
Ce qui est précieux dans ce métier, ce n’est pas juste l’accomplissement, la reconnaissance ou le massage comme super-pouvoir, c’est aussi l’accès à la connaissance qui me protège un peu plus des marchands de peur et qui rien que comme ça, me permet d’avoir moins mal.
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