Avant la tempête
Ils ont eu mal au dos ou peut-être était-ce à une épaule.
Ça a commencé brutalement, les fameux faux-mouvements :
porter un sac de courses, se pencher pour ramasser un papier, tailler une haie,
retenir le chien qui tire sur la laisse. Parfois c’était plus insidieux, pas le
genre d’orage qui éclate sans prévenir, non, celui qui gronde au loin, qui
alourdit l’air, à peine, de façon presque imperceptible. La veille, tout allait
bien et le lendemain, au réveil, la douleur était là. Il ne s’était rien passé
de plus, ou de moins, si ce n’était pas un faux mouvement, c’était peut-être
une mauvaise posture, une mauvaise position pour dormir, qu’ils auraient prise sans s’en rendre compte. Quelque chose, une bêtise, qui viendrait d’eux.
Coupables.
Ils ont suivi les panneaux. Médecins, antalgiques, alerte ou
temporisation, kinésithérapie et/ou examens complémentaires. D’autres, saisis par
la violence de la douleur, lorsqu’elle s’est montrée brutale, inattendue, ont
pris la tangente, non sans subir de coups : le 15, les pompiers, la porte
défoncée dans le pire des cas, puis les urgences, l’attente, la radio, la sentence.
Les antalgiques, pour la temporisation, c’était trop tard, les examens
complémentaires c’est fait, la kiné c’est à faire, zut, il a oublié de me
donner l’ordonnance.
Faire attention d’abord, ne pas en faire trop, ne pas porter trop, trop lourd,
ne pas faire de faux-mouvements, faire attention à leur posture, lever le pied.
En continuant à travailler, parce que bouger c’est mieux, ça on est d’accord,
c’est bien le seul truc sur lequel on l’est d’ailleurs. Lever le pied. Vivre
pareil, avec les mêmes horaires, les mêmes contraintes, le même nombre de
bouches à nourrir, de chiens à sortir mais en levant le pied. En cessant
d’accélérer. A part rogner sur les loisirs ou le sommeil, ce qui n’est pas une
brillante idée sauf pour aider la douleur à flamber, que reste-t-il ?
Charger le conjoint, quand il y en a un ? Pour une banale douleur de dos
ou d’épaule ? Non merci, je suis solide quand même. Et puis j'ai du soutien :
« Et tu sais, j’ai une collègue qui a eu comme toi,
c’est passé au bout de deux ans. Et après elle a eu la même chose à l’autre
épaule, elle a souffert la pauvre.»
« Votre dos est tout abîmé, vous l’avez complètement
usé à bosser comme ça, il va falloir ralentir, sinon vous devrez passer sur le
billard.»
« La calcification, il faut la fragmenter, avec des
ondes de choc (choc, choc, choc…) sinon faudra aller l’enlever au bloc. »
« Il y a une hernie, c’est-à-dire que le disque,
l’amortisseur, est fissuré, il déborde sur le côté et ça écrase le nerf, c’est
pour ça que ça vous fait mal.»
« J’ai remis votre vertèbre en place, ça devrait aller
mieux mais surtout, essayez de ne pas bouger, ou le moins possible, pendant
48h, allez-y mollo, il ne faudrait pas que vous défassiez tout ce qu’on a
replacé aujourd’hui. »
Des mots si usuels qu’on en a oublié la violence. Qu’on
peine même aujourd’hui à la mettre en lumière. Alors que bon. Quand même.
Ils avaient mal au dos ou à l’épaule. Ils ont suivi les
panneaux directs ou les itinéraires de déviation, les consignes, à leur rythme, comme ils pouvaient. Ils ont confié leur corps à
des gens formés pour s’en occuper. La douleur s’est atténuée. L’orage est passé. Chez
certains, le problème a même complètement disparu. L’avant c’est maintenant. C’était
un épisode isolé, parfois ça a mis du temps, ça a duré, un peu trop
longtemps, ou c’est encore un peu là, mais franchement ça va. Ils font avec. Et
puis le pire est derrière non, puisque c’est passé ?
Et la douleur est revenue. Une fois, deux fois. Elle a
enflé, gonflé, les a envahis et puis a reflué complètement, partiellement mais elle
est revenue. Tantôt brutale, tantôt sourde. Sans s’annoncer, en tout cas sans
dire pourquoi. A chaque fois, sans se justifier, ou de moins en moins. La
première fois c’était d'avoir soulevé cette foutue caisse de linge. Un vêtement
tombé au sol ensuite. Puis s’asseoir. Juste s’asseoir. Et puis plus rien. Juste
respirer.
« Je me suis couché, ça allait, j’avais pas mal, j’ai
bien dormi et puis je n’ai jamais pu me lever. »
« Je suis partie au marché avec mon panier, je n’avais
pas mal du tout, quand je suis arrivée devant le poissonnier, j’ai eu mal à
l’épaule, ça m’a pris, comme un coup de poignard, j’ai fait un malaise. Je
n’avais encore rien acheté. »
Ils ont repris les panneaux. Fatigués, usés, de ces
va-et-vient, l’échec des trucs qui avaient marché la première fois,
inutiles cette fois-ci. Comment ? Pourquoi ?
Le regard du médecin, moins fringuant, le kiné moins
enthousiaste. Les médicaments laissés sur la table de chevet, parce qu’à quoi
bon hein ? Les examens qui confirment, qui affirment, que le corps va mal,
qu’il vieillit, qu’il s’abîme, vite, trop vite, beaucoup trop
vite : « Vous ne devriez pas pouvoir tenir debout avec
ça ».
Que vraiment, il faut faire attention. C'est pas ce qu'ils ont fait depuis la fois précédente ? Oui mais non. Vraiment attention maintenant. Plus que ça. Mieux que ça. Leur faute encore. Si ça
revient, c’est parce qu’ils n’ont pas fait assez attention, pas assez
d’exercices, pas assez d’étirements, pas assez écouté le kiné, pris trop de
médicaments, ne soyez pas chochottes, ou pas assez, ne jouez pas les héros.
Alors ils font attention. Encore plus. Même quand ils ne
font pas attention, ils font attention encore. Ils plient toujours les genoux
au lieu de se pencher. Changent la souris de côté, la laisse du chien, la
bandoulière du sac, l’organisation des placards. Et de toute façon, s’ils ne
font pas attention, ils se font mal. Il SE font mal. Le faux mouvement.
L’erreur. Et ils payent. A chaque fois. Ils ne s’assoient plus sur une chaise
normale, ou dans un canapé, ils ont une chaise à genoux au travail, ou un ballon, c’est drôle de
bosser assis sur un ballon. Comme ça, ils peuvent se tenir bien droit, ça
diminue l’écrasement du disque vous comprenez ? (Non). Chaque mouvement
est scruté, analysé. Même sans y penser. Même dormir, quand enfin le sommeil
les happe, enfin les muscles commencent à se relâcher, la douleur les réveille.
Il s’agirait de ne pas prendre de mauvaise posture en dormant. Relâcher, c’est
risquer de bouger. Quoi de mieux que de ne pas dormir pour éviter ça ?
Ils avaient mal au dos, à l’épaule, ou au pied (ça marche
avec à peu près tout, malheureusement). Le temps, depuis le premier orage, se
compte en années maintenant. La douleur est toujours là. Et si elle s’absente,
ils l’attendent. Ils la préviennent, s’en prémunissent. Ils savent, c’est une
hernie, c’est une calcification, c’est de l’arthrose. Des pathologies rebelles,
toutes de noms féminins, c’est connu, y a que des trucs de bonnes femmes qui puissent
vous faire suer autant.
« D’habitude, ça s’améliore un peu plus vite, chez vous
ça traîne ».
Chez vous. Quelque chose, chez eux, dans ce qu’ils sont,
dans ce qu’ils font, dans ce qu’ils vivent qui fait que c’est plus dur pour eux
que pour les autres. Forcément, il fallait que ça tombe sur eux. Ça avait
commencé comme ça de toute façon. Un faux mouvement. Qui sait combien d’erreurs ils ont pu
reproduire depuis ? Surtout quand ils n'ont toujours aucun souvenir de la première qui les a amenés ici.
Et puis, comme le reste, brutalement, ou insidieusement,
alors que le monde se concentre sur leur hernie, leur calcification, une
douleur nouvelle va apparaître. Ailleurs. L’autre épaule. Un pied, une hanche,
un cou.
Combien de patients arrivent dans nos cabinets pour une
douleur d’épaule, alors qu’ils ont déjà mal au dos depuis dix ans ?
Combien de patients lombalgiques chroniques développent petit à petit des
douleurs mouvantes, les épaules, la nuque, un genou, un pied. Ça va, ça vient,
comme la marée, ça les submerge, on les regarde sous un autre angle, on soigne une autre pièce, le calme enfin et
puis les vagues qui remontent, ailleurs.
Il y a eu l’orage, maintenant la tempête. Ils ont mal
partout, ils ont une troisième ordonnance pour la kiné, le médecin a parlé de
stress et de « quelque chose » pour se détendre (pas de psychothérapie,
ne soyons pas trop modernes). Les infiltrations n’ont pas suffi, le chirurgien
a posé sa main sur leur épaule. « L’arthrose, c’est la maladie du siècle,
qui a une part de génétique, vos parents souffraient-ils d’arthrose ? Mais aussi une maladie d’usure ». Trop
actifs les actifs, et trop sédentaires, les sédentaires. Vous avez beaucoup
marché, beaucoup porté, ça a favorisé l’arthrose. Vous restez assis une bonne
partie de la journée sans bouger, bizarrement, ça aussi ça favorise l’arthrose.
Ne parlons pas de ces quelques médecins et ces quelques
kinés, ces hippies du placebo et de la physiologie de la douleur qui tentent,
chiffres solides à l’appui, de montrer, depuis quelques années déjà, qu’il y a
une très forte probabilité que l’arthrose ou les calcifications ne soient pas les
mécanismes responsables de la douleur. Qu’on leur a attribué la faute, et par
ricochet, la faute aux malades, que parce que c’étaient les premiers trucs
qu’on a su voir, et c’était plus rapide à expliquer que le fonctionnement
alambiqué de la douleur.
La douleur est toujours là, même après la chirurgie. Elle
n’a pas changé ou si peu, ou si peu de temps. Mais au moins ils savent. Ils ont
deux hernies, une calcification, de l’arthrose, ils sont démusclés, pas étirés,
ils se sont abîmés les genoux à force de les plier ou de prendre les escaliers
pour se muscler. Et tout ça, c’est nous qui le leur avons dit, conseillé. Ils
avaient confiance. Après tout, nous sommes formés à les soigner.
« Ce n’est pas beau de vieillir ».
« J’en peux plus de cette douleur, elle me rend
fou/folle, elle va me tuer si ça continue »
Et c’est là, dans la tempête, dans la tourmente et la solitude, qu’arrive
le danger. Les conseils murmurés dans les dîners, les évocations d’untel ou
unetelle, qui avait a trouvé un docteur qui a trouvé tout de suite ce qui
posait problème, lui, contrairement à tous les autres, et qui a donné de vraies
solutions, lui, et qu’ensuite ça allait mieux, un peu. L’idée séduisante qu’il y a
peut-être plus que l’arthrose mais un phénomène global à l’œuvre, une bactérie,
une anomalie, que personne n’a su détecter parce que c’est nouveau, c’est rare,
c’est méconnu ou c’est caché. Et que surtout, c'est pas dans la tête mais que les médicaments qu’on
donne maintenant, c’est du poison, tu sais, il y a d’autres façon de se
soigner…
Et dans ce danger, l’isolement. La vindicte, la méfiance des soignants, la peur du complot, de la manipulation. Le passage dangereux, du
côté des patients pénibles, ceux qui n’acceptent pas le diagnostic. Et qui ont
raison, là, de ne pas accepter que l’arthrose soit le problème. Mais qui risquent
d’être mal soignés. Parce que jugés pénibles. Parce qu’enlisés dans des
croyances fausses qui vont bien au-delà du lien entre douleur et arthrose et contre lesquelles nous n’avons plus le courage de lutter.
Des patients chez qui nous avons instillé sans cesse des
informations inquiétantes, en rejetant, même inconsciemment, la faute sur eux,
en laissant grandir, de fait, l’idée que nous étions faillibles, que si le
traitement proposé pour le diagnostic fait ne marchait pas, c’était peut-être
pas uniquement de leur faute. C’était peut-être que le diagnostic de départ
était faux. Et ils ont raison là-dessus. Ce n’était pas que l’arthrose, que la
hernie. C’était quelque chose qui couvait dans l’ombre, quelque chose qui a été
nourri par les imprécisions, les incertitudes, les informations anxiogènes, les
milliers de conseils de précautions, d’économies, de témoignages de gens pour
qui ça été difficile, nourri par les échecs et la culpabilité grandissante,
nourri par la rupture avec eux-mêmes, la vie d’avant, le bonheur et l’insouciance.
C’était une douleur dans le dos, dans l’épaule. On a cru, on les a convaincu
que le problème était dans le dos ou l’épaule. C’était probablement vrai. Au
début de l’orage, juste avant la pluie. Dans la tempête, ce n’est plus le dos ou
l’épaule le problème. C’est la douleur. A part entière. Ce n’est plus une
articulation abimée qui fait mal. C’est le corps entier qui fait mal, à des
endroits où l’on ne retrouve aucune blessure. Simplement une douleur qui n’a
pas lieu d’y être. A part si c’est la douleur elle-même le problème.
Tout ce temps qu’on va mettre à comprendre, nous soignants,
formés dans des cursus validés par l’état, ces mécanismes-là, c’est du temps
que d’autres mettront à profit pour exploiter la vulnérabilité de nos patients
douloureux. Avec de beaux mots savants, bien ficelés, bien présentés, un
packaging alléchant, et ce n’est pas dur d’allécher quelqu’un qui vit dans le
noir depuis longtemps et qui n’entend, de ceux qui sont sensé le soutenir, que
des mots sombres.
« J’ai eu un peu mal un jour après avoir porté mon fils
et je me suis souvenue d’une formation gestes et postures où on m’a dit quelque
chose comme porter 10 kilos à bout de bras, c’était comme faire porter 300kgs
sur les lombaires, je n’ai pas osé faire l’exercice que vous m’avez donné et
qui me soulage d’habitude. »
Ce n’est pas sale que d’avoir une maladie de la douleur. Ce
n’est pas honteux. Comme ce n’est pas moins noble d’avoir une douleur
musculaire qu’une douleur qui « vient du nerf ». La douleur n’est pas
moins légitime quand elle ne vient pas d’une plaie béante qui saigne. Elle est
là. Elle peut être brutale, sans raison apparente, et être un problème. Un
putain de problème. Un handicap.
Un truc tellement inédit et choquant qu’on ne l’enseigne
pas, ou très peu et qu’on en a rendu le diagnostic presque impraticable et inacceptable.
Et qu’on a savonné la pente alors qu’on pensait avoir le niveau pour les
protéger des charlatans.
Ça fait partie de notre boulot. Dès le début de l’orage. De
comprendre ce qu’ils pensent et ce qu’ils ont compris de la situation. De les informer factuellement, sans leur faire
peur, sans les culpabiliser en parlant autant, voire plus, de ceux qui ont la
même chose et qui vont bien* ou qui vont mieux. De chercher à savoir s’ils ont
été effrayés par le passé (le coup de la vertèbre qui se déplace, au hasard), s’ils gardent l’impression d’avoir fauté et de les rassurer, le plus tôt
possible. De leur rappeler parfois qu’ils font ce qu’ils peuvent et que nous
allons faire ensemble le maximum pour que ça aille mieux. Parce que ça ira
mieux. Et rien qu’en le disant, déjà ça aide.
C’est plus dur de les tenir, de les retenir, dans la
tempête, quand on a été là depuis le début et qu’ils y sont piégés quand même,
si ce n’est pas de leur faute, ne serait-ce pas un peu la nôtre ? Comment
pourraient-ils nous faire encore totalement confiance ?
Ils avaient mal au dos ou à l’épaule, ils étaient prêts à
déployer beaucoup d’efforts pour aller mieux. Ils ont fait très attention, ça c’est
aggravé et ils en ont conclu, peut-être les avons-nous aidés, qu’ils n’en avaient
pas fait assez.
Et si « faire
très attention » n’a pas amélioré la situation, ce n’était peut-être pas
leur façon de faire, pas eux, le problème, pour une fois. Peut-être, tout
simplement que « faire attention » n’était pas la bonne solution. Peut-être
aurions-nous pu leur suggérer de se faire plaisir aussi ou au lieu de. Qui sait,
ils auraient peut-être eu moins mal ou mal pareil mais au moins, ils auraient
pu traverser l’orage avec un zeste de sourire.
*Discopathies lombaires retrouvées à l’IRM chez 68% des
adultes non douloureux de 30 à 50 ans. 96% des plus de 70 ans. Brinjikji 2014
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