Les amants d'une vie


C’est parfois lui, sinon elle, qui m’ouvre la porte, me laisse entrer. Leurs intérieurs, qui se ressemblent rarement sont pourtant toujours les mêmes.  Figés dans cette immobilité dans laquelle j’entre presque par effraction. Moi et mon esprit galopant, ma sacoche qui se heurte dans le chambranle de la porte, mes baskets qui couinent sur le parquet ciré, trop de mouvements, trop de bruits, trop de tout, le tout toujours trop vite. Trop pressée, trop jeune, trop vivante.
Chez eux, le temps s’est englué, ralenti, effacé devant la routine. Les traces d’assises dans le canapé, chacun son côté, chacun sa chaise, chacun sa place. A table. Devant la télé. Au bureau, où les papiers, jamais les mêmes, sont toujours éparpillés exactement pareil depuis des années, des millénaires.
Les corps sont usés, anguleux, courbés par la fatigue. Soutenus par les accessoires sensés pallier tout ce qui fout le camp, toujours trop, toujours trop vite. Les lunettes tellement portées que le nez en reste marqué, parfois jusqu’aux pommettes. Les cannes au pommeau usé, les lobes d’oreilles eux aussi polis par le cable des appareils auditifs. Les classiques. Et les autres. Ceux qui ont des roulettes, qui n’ont pas été sciées. Ceux qui s’appellent Fortimel ou eau gélifiée. Ceux qui ont maintenant leur place sur la table, pour le carton disgracieux desquels ils ont même trouvé le coin parfait. Vous voyez derrière le rebord du canapé usé, dont le tissu abîmé est recouvert d’un napperon jauni qui peine, lui aussi, à faire oublier combien il a vécu.
Des détails qui clament aux yeux exercés et parfois aux autres, qu’il y a un malade ici. Un malade très malade et sûrement très vieux aussi. Caché quelque part, discret, silencieux mais dont tout pourtant hurle la présence. A commencer par le regard reconnaissant de l’autre, l’inclinaison du buste, le soupir de soulagement : « merci d’être venue ».
Cet autre qui court, enfin qui court lentement, comme seuls les très vieux messieurs ou les très vieilles dames savent le faire. A petits pas pressés et lents. Pressés et lents, le seul moment où ces adjectifs peuvent aller ensemble. Des pas qui chuintent dans leurs chaussons sans âge, qui glissent amoureusement sur le parquet comme s’ils n’allait plus jamais le quitter. Cet autre qui m’invite d’un bras, d’un regard, d’un sourire, un sourire avec des vides ou un sourire trop plein de trop de dents qui ont une brillance de faussaire. Qui m’invite à entrer, dans le salon immobile, les chaises vissées au sol, les creux dans le canapé. Le buffet, le service du mariage, la petite pile de courriers à traiter bien alignés, les coins tous bien superposés.
Cet autre qui avait tout préparé. La carte vitale. Devant la chaise de droite. A gauche de l’ordonnance qui n’a jamais été pliée. Il ou elle a les mains noueuses, tâchées, ou pâles, un ou deux ongles cassés, les poignets osseux ou au contraire, débordant autour de la montre qui ne les a pas quittés depuis deux fois mon âge. Au moins. Cet empressement lent, ce bras inquiet, ces doigts tremblants qui me rapprochent l’ordonnance. La voix éraillée, tendre et inquiète :  « Elle est là », ou « je vais le chercher ».
Et je vois les vertèbres saillir dans son dos si maigre quand il dit ça, quand il se tourne vers elle, quand il pose ses yeux sur elle, chiffonnée, noyée dans le fauteuil trop grand pour elle, petit corps malade ratatiné, recroquevillé, les mains crispées sur son ventre ou sur les accoudoirs, le menton presque sur la poitrine. Sa tête qui se relève un peu de biais, comme un animal blessé, ses yeux qui le cherche quand je parle, qui attendent sa réponse à lui, parce qu’elle ne sait pas bien, qu’elle n’a pas compris ou que c’est trop dur, trop fatigant ou trop douloureux de dire ou de penser.
Je la vois partir à petits pas, lents et pressés toujours, le chercher. Je l’entends chuchoter « Jean, la dame est là, elle vient te voir, elle vient voir si elle peut t’aider. Lève- toi, je t’aide. Assieds-toi, c’est bien, c’est ça. Voilà. Ça va ? Tu n’as pas trop souffert ? »
Et elle revient, elle si haute et si petite, courbée et droite à la fois. Vieillie et fière. Lui si bas et si grand à la fois, dans ce pantalon en velours côtelé marron, cette ceinture noire en cuir qui retient la chemise jaune, les bretelles. Eux deux, autour de ce fauteuil trop brillant, trop neuf, ses mains à elle sur les poignées, son regard préoccupé en tournant dans le couloir, cette façon de pencher la tête pour s’assurer qu’il a bien mis ses pieds, qu’elle ne le blesse pas en tournant. Elle boîte un peu mais ce détail là n’existe pas. Je suis là. Je viens le voir, je viens pour lui.
C’était lui ou elle, je ne sais plus quel autre, qui a sorti un petit portefeuille élimé par les années, avec ce bristol plié en deux, juste derrière la carte vitale de droite, pas la sienne, celle du conjoint malade, ce bristol maintes fois ouvert, fermé, recopié, avec la liste, une ligne par carreau, c’est dire si c’est écrit petit et appliqué, des maladies, année par année « vous voyez, c’est pas un récit de guerre mais ça y ressemble ». Je garde en tête l’image du sourire triste qui allait avec ces mots, cette mauvaise blague, cette douloureuse compassion devant le nombre d’écueils au milieu desquels il a fallu la conduire, la tenir, résister avec elle.  Une petite liste propre et morbide pour se souvenir, pour dire vite, informer ceux qui questionnent du chemin et des blessures de l’être aimé, qui n’a plus l’esprit, la force ou le goût de raconter, qui lève juste les yeux pour dire « parle pour moi, dis-lui, toi, tu sais ».
D’ailleurs ils ne se regardent pas vraiment, ils se caressent des yeux. Malgré les lunettes, malgré les cercles blanchis sur le bord des iris. Ils ne se regardent pas des yeux, ils se regardent du corps entier. Cette nuque qui fléchit, ces épaules qui se tournent, ce menton qui se lève chez celui qui est assis, celui qui est presque à terre. Ces mains aussi déformées d’un bord que de l’autre, ces mains qui se tendent, celles qui se donnent à celles qui attrapent « Viens, lève-toi, je t’aide, voilà, tu peux t’asseoir, doucement, je te tiens ». Ces mains qui tiennent, retiennent et tentent vainement, de tenir l’autre à flots, de l’empêcher, encore un peu, de descendre, de sombrer.
Ils ont quatre-vingt dix ans. Plus ou moins dix. Ils ont vécu la vie ensemble. Ils se sont aimés, se sont affaissés ensemble. Ils ont choisi ensemble ou l’un a laissé faire l’autre, de laisser le courrier à traiter là, dans l’entrée, empilé comme ça, et ils ont continué de le faire, depuis trente ans au moins, entre des milliers d’autres choses. Ils ont usé chacun leur côté du canapé, chacun leur coussin, sur leur chaise devant leur assiette depuis cinquante, soixante, soixante-dix années. Ensemble.
Ils savent les hivers et le froid. Les gants troués et la faim, pendant ces cinq longs hivers, la guerre. Ils vont chez l’ophtalmo, l’opticien ensemble, même leurs lunettes se ressemblent. Ils vont chez le médecin à deux, chacun sa chaise, droite pour Monsieur, gauche pour Madame ou l’inverse, ils se racontaient, se disaient l’un l’autre, se complétaient.  
Et ils se caressent encore des yeux. Je ne sais pas s’ils éprouvent encore de l’amour, du désir, soyons fous. Mais à défaut de l’éprouver, comme ils disent souvent « l’habitude, à force, c’est fini tout ça… », il dit quoi ce petit bristol plié, ces pas pressés, ces mains tendues, tendrement, infiniment pour aider celui qui peine, à se lever, à se laver, à manger ?
Et ils disent quoi, ces regards, dans ces yeux aux paupières et aux sourcils affaissés (vous avez déjà vu un sourcil résister à la pesanteur si longtemps vous ?) quand ils se croisent avec autant de sourire, de douceur et de douleur, quand l’un évoque à mots tranchés (les demi-mots c’est pour les jeunes, ceux qui ont encore peur, le temps d’avoir peur) balbutie comme une rengaine longuement répétée que « allez, va c’est bientôt fini tout ça ».
« A quatre vingt-dix ans, vous savez », qu’elle me dit, « j’en ai marre, y en a marre, heureusement la fin n’est plus très loin », qu’elle me dit en cherchant, du bout du menton ses yeux à lui. Et lui, de ses yeux secs, de son front qui opine doucement vers elle, lui, à lui, de lui dire, de lui répondre en silence, de son torse qui s’incline que « oui, tu verras, c’est bientôt fini ».
Lui ou elle, qui sait. Qui sait qu’il sera bientôt seul. C’est normal, à cet âge-là. C’est presque doux, presque prévisible, attendu, accepté, acté. Lui ou elle, qui est là, qui n’aime peut-être pas dans les mots mais a l’air d’aimer dans chacun de ses gestes même quand il, ou elle, ne pense pas pouvoir aimer encore.
Lui ou elle, qui a tellement vécu au contact de l’autre qu’ils se sont fondus ensemble, dans le canapé, les coussins des chaises, la toile cirée de la cuisine. Fondus, dilués, agrandis, l’un en l’autre, l’un avec l’autre, tellement intimes, tellement proches que les mots sont devenus accessoires, depuis bien longtemps. Bien avant le fauteuil et les fortimels. Lui et elle, qui ont avancé ensemble, sans jamais vraiment se séparer, qui ont fait ensemble leurs premiers pas lents en pressés, en souriant, en riant peut-être « qu’est ce qu’on devient lent quand on est vieux, c’est pas beau de vieillir hein ».
Lui et elle. Ou lui et lui ou elle et elle. Eux deux. Eux qui partageaient la même lenteur quand soudain l’un a commencé à ralentir plus vite. Ralentir vite. Casser le rythme. Immobiles mais l’un plus que l’autre. Un qui commence à attendre, à dire qu’il va, qu’il veut mourir. Et l’autre qui le caresse des yeux et qui dit que oui, il, elle sait, que ça ira, même si ça n’ira pas.

Commentaires

Anonyme a dit…
La chanson des vieux amants - Brel
https://www.youtube.com/watch?v=dU-OD5_Dxrs
Anonyme a dit…
Les vieux - Jacques Brel
https://www.youtube.com/watch?v=bs4AmkYHNFY
(pas la bonne chanson dans le commentaire précédent, pardon)