Maux-dits
Une semaine tout pile. Une semaine d’après CFT. Une semaine
de transition entre le modèle bio-anatomico-structurel dans lequel j’ai
poussé : une douleur = une lésion = un problème à résoudre. Une semaine à
tâtonner vers le séduisant modèle biopsychosocial, celui que je ferai mien, un
jour ou l’autre, à force d’y croire, à force de le vouloir. Parce que ce truc,
c’est l’avenir.
Soyons honnêtes, c’était un peu déjà le passé. Ces
notions-là, l’IFMK avait déjà tenté de nous y sensibiliser, considérer le
patient dans sa globalité. Certains riaient, d’autres semblaient perplexes.
D’autres encore, sentaient que ça avait du sens, que là, il y avait quelque
chose à creuser. Mais l’instinct, dans ce métier ça ne suffit pas. Surtout
quand en face, au-dessus, devant, autour, le discours se résume souvent à des
banalités.
Nous ne sommes pas son psy.
Elle est toujours fatiguée, il y a toujours un truc qui ne va pas.
Tout ça, c’est juste pour qu’on la plaigne
De toute façon, ces gens-là, il n’y a que le massage qui les intéresse.
Il n’a pas le moral.
Il n’a pas envie. C’est un petit coup de mou, c’est de la déprime.
Ce
n’est pas de la vraie douleur, c’est pour attirer l’attention. Personne ne la
regarde plus alors il faut bien qu’elle trouve quelque chose.
C’est dans la tête de toute façon, tu ne pourras rien y faire.
C’est n’est pas ton boulot.
On pourrait tous s’accorder sur le fait que ce qui se passe
dans la tête joue. On en est persuadés. On le sent. Et la littérature est plus
riche à ce sujet que moi je ne l’imaginais. Et c’est sacrément agréable de
pouvoir bosser avec des chiffres, des données, plutôt que des intuitions. C’est
drôlement plus facile de transmettre des messages quand ils sont étayés à
grande échelle plutôt que des phrases toutes faites puant le cliché et la
culpabilisation. Le fameux coup de pied aux fesses pour les patients dépressifs
déjà au fond du trou, ces idiots qui n’avait qu’à se mettre un coup de collier
pour en sortir, s’ils ne l’ont pas fait c’est bien qu’ils le veulent…
Non ? Vraiment ? Evidemment que non, bordel.
On est souvent d’accord aussi que certains patients nous
énervent. Justement ceux qui ne vont pas mieux, qui ne nous font pas la grâce
de répondre à notre travail. Certains nous fatiguent d’avance. Et rappelez-vous de E-A-U. Ou redécouvrez ce billet d’une importance capitale. La fatigue ou
l’énervement, nos émotions sont parfois le reflet de ce que vit le patient en
dessous du vernis. Dans le banal et déplorable « elle veut qu’on la plaigne »,
parce que oui, malheureusement, ce sont souvent des femmes, souvent des femmes
abîmées, délaissées, écrasées sous la charge quand ce n’est pas sous les coups.
On a beau causer d’empathie et de sympathie, de compassion
et de bienveillance, on s’écorche toujours beaucoup plus les genoux sur le
patient demandeur le jour qui suit une nuit pourrie ou après avoir reçu une
mauvaise nouvelle. Et comme on est humain, c’est normal, comme on est soignant
ça craint. Quand on n’a vu que le dessus de l’iceberg, quand on en est resté
aux clichés, on s’énerve, on s’impatiente et on piétine encore plus quelqu’un
qui cherche à saisir la main qu’on est sensé lui tendre. Même si c’est pas
notre boulot. Surtout si c’est pas notre boulot. « J’ai parlé à mon mari
de la psychologue que vous me conseilliez pour gérer le traumatisme lié au
décès de ma soeur. Il a dit qu’il n’en voyait pas l’intérêt, que j’avais assez
de trucs à faire et de rendez-vous comme ça, tout le monde perd des proches,
faudrait pas en faire une montagne… ».
Et ça fait une semaine. Je n’oublie pas celui qui a eu très
mal le lendemain, parce que j’ai foncé dans le tas un peu vite. Je n’oublie pas
celui qui a dit en appelant sa femme en sortant que « c’était pas une
vraie séance parce qu’elle m’a juste parlé ». Mais je retiens tout autant
l’immensité de ce que j’ai découvert chez ceux que je pensais déjà connaître bien,
en discutant, en leur faisant reprendre leur histoire depuis le début, en
posant les questions autrement.
C’est un genre de pirouette. D’avoir envie de dire un truc
de faire une remarque, de se museler pour ne relancer que par un simple
« ça vous a fait quoi ? » / « ça a changé quelque
chose pour vous ». Une pirouette un peu étrange après trente ans à
causer dans l’autre sens, le fameux « mon avis avant ton ressenti »,
mais une pirouette qui ouvre vachement les vannes.
Je n’oublie pas les 2 ou 3 personnes qui m’ont confié l’impensable.
Des violences conjugales ou familiales, des traumatismes liés à la gestion d’un
deuil, d’immenses blessures évoquées à demi-mots en vingt minutes à peine quand
moi en quelques mois et ma soi-disant écoute bienveillante, j’en étais restée à
leur douleur et à ma propre impuissance. Ces histoires-là, je les garde entre
nous, ne m’en voulez pas. Mais pour les autres, il y a quelques passages,
quelques extraits, partiellement, totalement ou vaguement transformés pour respecter
ceux qui me les ont confiés, que je voulais partager avec vous.
Ces patients-là, viennent tous au cabinet depuis au moins 10
séances, plus d’un an pour certains. Des patients hors des clous et des clichés
pour la plupart. Des patients que j’avais jugé, au doigt mouillé, pas
franchement émotionnellement perturbés. A chaque fois, ou presque, sur le
chemin, il y a des soignants. Pas tous méchants. Certains probablement très
bien intentionnés comme j’ai pu l’être, certains bienveillants. D’autres mal
informés à défaut d’être malveillants. Des mots manqués, des mots oubliés, des
mots de trop et des croyances immenses. Des explications qui semblaient simples
et qui majorent les craintes…
Racontez-moi votre histoire …
J’ai toujours plus ou moins eu mal au dos mais en 1998
j’ai fait un faux mouvement au travail et j’ai eu très mal, je ne pouvais
presque plus marcher quelques minutes après. Il a fallu appeler les pompiers et
je suis allé aux urgences.
Qu’est-ce qu’on vous a dit aux urgences ?
Ils m’ont dit que c’était une lombalgie.
Ça veut dire quoi pour vous ?
Une douleur dans le dos.
Vous ont-ils expliqué d’où ça venait ?
Non. Ils ont dit que le scanner était normal.
Donc que tout allait bien ?
C’est ce qu’ils ont dit.
Et vous en pensez quoi ?
J’avais tellement mal, j’avais forcément dû m’abîmer le
dos. Il y avait forcément quelque chose qui n’allait pas, ça ne pouvait pas
être normal.
J’ai toujours mal parce que je ne fais pas ce qu’il faut.
Je bouge tout le temps au travail mais mon poste n’est pas adapté, je suis
obligé de me pencher, alors forcément ça continue.
Vous avez mal au travail ?
Pas plus que d’habitude.
Est-ce que la douleur change selon vos activités ?
Quand je travaille, j’ai moins mal que quand je suis en
vacances. Ça doit être parce que je me relâche. Ou que j’ai plus le temps de
penser à mon dos.
Du coup, si j’ai bien compris, pour vous, votre position
au travail aggrave les choses mais quand vous arrêtez c’est pire. Diriez vous
toujours que VOUS ne faites pas ce qu’il faut ?
Ah oui. C’est vrai ça. Peut-être pas en fait.
Est-ce que la douleur change dans les mauvaises périodes,
si vous avez des soucis, des contrariétés ?
Quand j’ai de gros soucis, c’est différent, j’ai mal
partout, c’est bizarre, dans les épaules, le cou, les jambes, des élancements,
des brûlures et personne ne sait me dire pourquoi…
Comment te vois-tu dans 10 ans ?
Avant je pensais que j’aurais toujours mal. Mais là c’est
vrai que comme depuis qu’on se voit, la douleur a baissé et elle n’est jamais
revenue comme avant, je commence à espérer ne plus avoir mal dans 10 ans
[NDLR : JF 14 ans, j’y compte bien]. Quand j’ai fait du basket en cours
mardi, je n’ai pas eu mal au dos.
C’était une surprise pour toi, de pouvoir faire du basket
sans avoir mal au dos ?
Ah ben oui carrément.
Tu pensais que tu aurais mal à chaque fois que tu ferais
du sport ?
Ben oui, surtout là, fallait sauter et les docteurs m’ont
dit qu’avec ma scoliose, je ne devais pas sauter.
Est-ce que vous savez d’où vient votre douleur ?
Non.
Est-ce que vous avez un avis sur la question ?
Non. On me dit tout et son contraire, je ne sais que
penser.
Voulez-vous que j’essaie de vous expliquer ?
Oh ! Parce que VOUS, vous pourriez ?
Maintenant oui.
Si je comprends bien, depuis que vous avez commencé le
traitement antalgique vous avez toujours aussi mal ?
Pratiquement. Y a eu une semaine où j’avais moins mal, j’étais
contente, j’ai cru que ça allait enfin s’arrêter tout ça et puis ça a recommencé.
Il s’est passé quelque chose cette semaine-là en particulier
?
Non. Rien de spécial. Ah attendez. C’est la semaine où mon
mari n’avait pas de rendez-vous, j’ai pu aller au Tai Chi trois fois dans la
semaine, j’étais contente.
Vous souvenez vous de quand et comment ça a
commencé ?
Euh, ça fait vraiment longtemps.
Votre premier souvenir lié à cette douleur c’est
quoi ?
Je crois que c’est quand j’avais 10 ans, à la gym, comme
je n’arrivais pas à faire le grand écart, la prof a appuyé fort sur mes épaules
pour que ça passe. Et comme ça ne passait pas, elle a forcé et forcé encore.
Quand vous repensez à cet épisode, ça vous évoque
quoi ?
J’aurais voulu pouvoir dire non. Mais je n’ai pas pu.
Elle m’a forcée et elle m’a abîmée.
Pour toujours ?
Probablement. Ça fait 15 ans et rien n’a changé. J’ai vu des médecins, fait des radios, des
IRM, j’ai fait du gainage, des abdos, de la kiné de la piscine et rien n’a
changé.
J’ai mal depuis des années. On a parlé de fibromyalgie, de dépression.
Qu’est-ce qu’on vous a proposé ?
J’ai avalé des cachets pendant des années mais ça n’a
rien changé, je n’avais toujours pas le moral et toujours mal.
On vous a expliqué pourquoi vous aviez mal ?
Non. On m’a dit que c’était dans ma tête. Moi je sentais
bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas, tout le monde me disait
qu’il n’y avait pas de raisons. J’ai cru que j’allais devenir folle, c’est vous
dire, quand ils ont trouvé un truc grave sans rapport des années après, j’étais
presque soulagée. Presque. Je n’avais pas tout inventé. Mais j’ai failli mourir
pour ça.
Qu’est ce qu’on vous a dit après l’infiltration ?
Qu’il fallait que j’entretienne mon dos, que je le
muscle.
Mais c’est ce que vous faites depuis un an, non ? Et
vous me dites que ça empire c’est ça ?
Oui. Finalement j’ai peut-être plus besoin d’étirer mon
dos…
Vous diriez que vous vous sentez perpétuellement crispé ?
Oui. Il faudrait peut-être que je me relâche.
Comment s’est passée la semaine ?
J’ai eu mal. Très mal. Surtout dans la poitrine, là.
Vous avez vu le docteur à ce sujet ?
Oui mais il me dit qu’il n’y a rien. Chez le cardio j’ai
toujours 12/6 de tension mais chez moi, ce n’est pas pareil, un coup j’ai 8, un
coup j’ai 14. Il ne m’a même pas prescrit d’analyse. Il ne veut me voir que
dans un an. Le généraliste ne veut pas le prescrire non plus. Je veux dire,
pendant la chimio, j’en avais tout le temps et là maintenant, plus rien. Ils ne
vérifient plus rien, comme si c’était normal mais je sens qu’il y a des trucs
qui ne vont pas. J’ai mal à l’estomac, la poitrine, les intestins.
Vous avez peur ?
Ce n’est pas que j’ai peur, c’est que pour tout le monde,
je vais bien mais moi je ne me sens pas bien. Ils font tous comme si tout était
normal. Mais j’ai toujours mal partout. Personne ne me comprend. En plus ils me
donnent ce médicament-là, pour éviter que le cancer revienne, vous verriez tous
les effets secondaires…
Il vous fait peur ce médicament ?
Oh oui. L’oncologue m’a dit que le cancer reviendrait si
je ne prenais pas ce médicament, alors je le prends sauf que j’ai peur qu’il m’abîme
le foie, comme j’ai mal là…
Et puis, en ce moment, avec mon mari c’est compliqué…
Est-ce que ce genre de souci peut modifier votre douleur
?
Oh là oui, ça me fatigue la tête. Ce n’est pas que j’ai
mal mais ça me bloque de partout, je suis bloquée, tout se crispe là [montre
son cou]. Je me suis toujours occupée de tout le monde. Et comme j’ai tout fait
pour tout le monde, maintenant ils me laissent faire tout, je dois ranger après
eux, nettoyer après eux, faire le ménage, les lessives, le taxi, quand ils
viennent le week-end, je ne vous raconte pas, ce n’est pas facile.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Un petit mot à rajouter ?