Juge et partie
Parce que c'est compliqué à expliquer, commençons par une petite histoire...
Je serre les dents, j’espère que tu n’as pas vu le coin de
ma lèvre se crisper. J’espère que tu n’as pas vu mes sourcils se froncer,
encore une fois, au fil de ton récit. L’expression de cette lassitude ne t’es
pas destinée. Elle te concerne mais tu n’es pas censée la voir. Du moins, je ne
suis pas censée te la montrer.
Professionnelle, j’ai ouvert mes mains pour recevoir ta
douleur quand tu es arrivée pour la première fois. Comme je le fais à chaque
fois. Je ne sais rien de toi et je ne veux pas tout savoir, je n’en ai pas
besoin. Mais j’écouterai ce que tu choisiras de me dire.
Je n’ai pas personnellement vécu d’épisode similaire à celui
qui t’amène.
Je sais la douleur pourtant. Celle d’un poignet pourri,
celle qui lance sans arrêt des heures durant, celle qui brutalement handicape
le moindre geste et qui rend folle d’impuissance. Je sais aussi le coup de poignard de l’infection pulmonaire,
le goût métallique du taux d’oxygène qui baisse et la fièvre qui explose dans
ma tête.
Ces douleurs-là, je les ai connues. Moi. Sans la soignante.
Mais ta douleur, je ne la connais pas. Pas personnellement.
Je ne peux pas compatir. Ni comparer. Elle est tienne et la soignante, sans moi, devra respecter
ta façon de la vivre.
J’ai entendu ta peine. J’ai essayé de la comprendre, avec un
interrogatoire, un bilan et des hypothèses. Mes armes de soignantes. On a mis
en route des choses, des choses qui marchent d’habitude, avec les autres. Mais
chez toi, ça ne marche pas. On a changé plusieurs fois de stratégie. Et toujours
rien.
Je ne comprends pas ta douleur. Ni en tant que
soignante, ni en tant que moi. J’ai fait de mon mieux, je suis allée au bout de
ma réflexion mais rien n’a marché. J’ai botté en touche, je t’ai renvoyé vers
ton médecin mais visiblement pour lui, il n’y a rien d’autre à faire.
Soignante, je n’ai pas su répondre à ta douleur avec mes
armes. Personnellement, j’ai envie de penser que tu exagères, ça serait si
facile. J’ai envie de penser que tu es bien douillette pour ton âge. Juger. Et
un jugement, c’est personnel. Parce qu’un professionnel ne juge pas. Il entend.
Il analyse. Il reçoit. Mais il ne JUGE pas.
Si je me permets de te juger, tu n’auras plus affaire à une
soignante mais à une simple femme (aheum). Et tu n’es pas venue pour ça.
La douleur est une sensation désagréable subjective. Unique
et propre à chacun. Cette douleur, c’est la tienne, tu la vis comme tu le peux,
comme tu l’entends. Tu me dis que tu souffres. Je te crois. C’est mon job. En
plus, sur toi, ça se voit.
Je lutte parce que j’ai du mal à rester neutre. Tu as mis la
soignante en moi en échec. Enfin pas toi, ta douleur, et personnellement,
j’aime pas l’échec. J’ai envie de te le remettre sur le dos. Mais il ne faut
pas. C’est une barrière que je ne dois pas franchir, ce ne serait pas
professionnel.
C’était une lassitude personnelle que je n’aurai pas dû
laisser échapper. J’espère que tu ne l’as pas vue, je fais de mon mieux pour te
soulager. Promets-moi que le jour où tu trouveras une solution pour atténuer ta
douleur, avec moi, ou un autre, un humain ou un comprimé, un vrai médecin ou un
charlatan, tu m’appelleras pour m’en parler. Pour que je sache comment mieux
aider la prochaine toi et moins lutter pour qu’un avis personnel ne vienne
parasiter mon regard de professionnelle.
***
J’ai senti ce fil, il y a peu. Cette espèce de barrière
entre la femme et la soignante, ces pensées qui ne devraient se ranger que dans
une case ou dans une autre, moi qui n’aime que les mélanges. J’ai encore du mal
à mettre les bons mots dessus peut-être parce que même pour moi ça n’est pas
encore clair.
Et pourtant, depuis, dans ma tête c’est plus fluide.
J’ai ma petite case noire pour les avis personnels qu’ils ne
doivent pas entendre. Des petits coups de gueule que je pousse parfois sur
twitter sur ces relous qui ont toujours mal, pour « rien », toujours
en retard, qui n’ont pas fait les exercices mais qui ont aimé le massage de la
dernière fois.
Je me suis relue, à froid. Et je ne me suis pas reconnue. Et
ceux à qui je faisais allusion ne m’auraient pas reconnue non plus. La fille
qui dit ça, est une gamine pourrie gâtée qui a envie de se faire plaindre. En
gros, moi, et mon ras-le-bol personnel à deux balles.
Et celui-là, ils ne le voient pas. Mon job, c’est de ne pas
leur montrer cette partie-là de moi. Ils ne sont définitivement pas là pour ça.
Ils sont venus vers une professionnelle. Ils voient la tendresse, le respect
que j’ai pour eux. J’espère. J’espère qu’ils sentent dans mes mains l’envie de
les dénouer, au sens propre comme au figuré. Et rien que ça. Même si je me mets souvent émotionnellement à nu devant eux, le négatif restera en dehors de ma pièce.
Et ça, cette dualité, cette ambivalence – appelez-moi comme vous voudrez, ça vaut pour la douleur mais pas que.
Ça vaut pour les parents inquiets qui en font trop parce que
personnellement je trouve qu’ils en font trop mais que professionnellement je
ne peux qu’entendre leur inquiétude devant ce bébé dont pour qui ils luttent ne serait-ce qu'à apprivoiser le sommeil. Ce bébé qui peine à respirer qui est tout pour eux et
dont ils sont incapables de juger l’état. Ce que moi je fais machinalement
parce que je suis formée à ça. Et j’oublie que pour eux ce n’est pas aussi
simple.
Et ça vaut aussi, surtout, infiniment, totalement,
pour les patients en surpoids.
Quand j’entends qu’un gynéco ose faire
remarquer à une patiente qu’elle est « grosse comme une vache », j’ai
des envies de meurtre. Pense-le si tu veux, mais garde ça pour toi.
C’est un avis personnel. C’est TON avis. Ton avis de mec pas fini, mais pas ton avis de MEDECIN. Tu as le droit de le penser - ce qui ferait de toi un mec d'une infinie délicatesse - mais
en tant que professionnel, tu n’as PAS LE DROIT de le dire à elle.
Du côté professionnel, pour moi, certains patients en
surpoids sont plus compliqués à prendre en charge que des patients à l’IMC
« normal ». Tout simplement parce que je suis gaulée comme une
crevette et que mon poignet est plus fin qu’un cuissot de môme taille 4 ans . Au-delà d’une centaine de kilo,
j’avoue que physiquement parfois je lutte. Oui, 30kg de membre inférieur
paralysé, pour moi, c’est lourd et difficile à mobiliser. Oui, la surface du
dos d’un patient de 100 kilos est plus importante et donc plus longue à masser que celle d’un patient de 50. C’est mathématique. C’est un fait.
Et les patients sont les premiers à le savoir. Comme cette la dame au soutien-gorge taille 100F qui m’a ri au nez quand
je lui ai dit - comment je vais mettre ça sur la table ? - qu’elle avait « plutôt une forte poitrine » - admirez
les pincettes - et que peut-être en la maintenant mieux, elle pourrait souffrir un peu moins.
Alors oui, si physiquement, je ne peux assurer, je passe la
main. Si je choisis de le faire, je le fais, j'assume et je n’ai pas le droit de faire
payer au patient l'éventuel surcroît de pénibilité. J’avais qu’à faire plus de sport
moi de mon côté.
Et puis c’est tout aussi vrai dans l’autre sens.
C’est parfois aussi difficile de masser le dos d’une
patiente de 45kg parce que cette fois, mes mains seront trop
grandes pour la surface, trop fines pour ne pas riper de façon désagréable sur
les reliefs osseux.
Et les rugbymen à l’IMC normal mais musclés comme des
parpaings on en parle ?
Je travaille sur AVEC de vrais gens.
Avec toutes les
caractéristiques physiques possibles et imaginables.
Professionnellement, je peux constater des différences dans
la facilité de prise en charge en fonction de ces caractéristiques physiques.
Je suis plus à l’aise pour travailler l’équilibre chez des gens qui font mon
poids et 20cm de moins et pas l’inverse. J’ai plus de faciliter à masser quelqu’un
en surpoids qu’un sportif desséché méga-musclé. Ce sont des
« préférences » que je n’ai pas à partager avec le
patient. Encore plus quand il ne rentre pas dans la case « patient facile
pour MOI ». Etre professionnelle c’est faire en sorte qu’il ne le
voit pas, ou au moins de ne pas lui faire payer mes propres faiblesses.
D’un point de vue personnel, j’ai tous les droits sauf celui deposer mon avis à haute voix sur la table de celui que je
soigne.
Mon boulot, si vous
êtes en surpoids et que vous arrivez jusqu’à mon cabinet, ça sera de vous
recevoir avec le sourire en gardant pour moi le désobligeant regard de haut en
bas de certains. De comprendre ce qui vous amène, une douleur le plus souvent. Si vous avez
mal au dos ou plus bas, j’évoquerai sûrement votre poids mais peut-être pas
tout de suite. Et si je le fais, ça sera surtout pour panser les plaies que les faux-soignants précédents
auraient pu vous infliger injustement par des remarques PAS professionnelles.
Et des plaies, j’en trouve, systématiquement. Et j’ai honte.
Je vous demanderai sûrement comment vous le vivez et je
recevrai votre ressenti sans le juger. J’évoquerai les conséquences possibles
du surpoids sans pour autant tout mettre sur son dos. Car il n’y a pas que le
poids qui joue. Et que vous pourriez perdre du poids comme on vous l’a enjoint,
ça ne jouerai probablement pas sur vos douleurs inflammatoires de poignet comme
on vous l’a promis (véridique). Si vous le vivez mal, j’essaierai de vous
aider, avec mes armes à moi. Un peu d’écoute, quelques conseils à
contre-courant et des exercices
les plus simples et rapides possibles pour que vous puissiez changer – un peu –
les choses si c’est ce que vous souhaitez ou mieux vous accepter ainsi.
Mais je m’arrêterai là.
Du côté soignant de la barrière, ça vous semble si dur que ça ?
Commentaires
Et celui d'avant qui entre 2 craquages de mandibule m'avait qu'il allait tomber amoureux (sûrement pas très pro dit comme ça mais dans le contexte c'était plutôt une admiration de mon dernier temps au semi-marathon).
Bon peut être que j'aime bien qu'on me flatte en fait.
Professionnellement c'est diffèrent.
C'est moins un aspect physique puisque le poids du patient importe peu (même si c'est gênant quand le fauteuil bloque et ne peut plus monter) mais parfois (souvent avec les nouveaux patients ) je juge sur "le livre la couverture " (l'odeur corporelle, l'adresse). Je tais ma voix intérieure et je fais bien. Il faut savoir faire fi de ses préjugés ;)
Toute la difficulté dans nos remarques est de faire attention au patient et lui montrer qu'il n'est pas juste un numéro et qu'on s'intéresse à lui. Et surtout impacter le changement sans être trop brutal.
On a longtemps cru que plus ça choquait plus c'était cru plus ça serait marquant et plus ça fonctionnerait.
Mais force est de constater que dire "vous avez une hygiène pourrie vous allez perdre toutes vos dents et ce sera bien fait " c'est complètement nul et non constructif.
C'est pas facile pour certains soignants d'avoir de l'empathie (peut être la formation assez cassante où on est habitués aux mots durs).
Je préfère focaliser sur le positif . Par exemple "t'es super mignon c'est dommage d'avoir des gencives qui saignent tu crois pas?" (Pour un ado)
Concernant le "rapport de poids " je rigole souvent quand je t'extraie une dent parce que c'est vite trop crevant pour moi. Surtout si j'ai en face un grand mec d'origine africaine. En fonction de l'origine l'os est plus ou moins dur (et les racines plus ou moins longues) mais impossible de dire "écoutez c'est pas possible je fais que les patients asiatiques sinon j'ai plus de poignet". Alors je souffre mais en silence.
Beau dimanche 😊
J'y découvre une franchise exceptionnelle et un talent de romancière qui sort droit de la petite silhouette d'une Kiné. Une kiné qui au lieu de voire son métier du côté matériel (materiel kinesitherapie, onde de choc, table de massage, ondes de choc, table massage, matériel de kiné, matériel de rééducation...) nous révèle les idées qui lui tournent dans la tête à chaque séance de kinésithérapie.
C'est inhabituel mais c'est révélateur d'une certaine créativité.
Bon courage
Enregistrer un commentaire
Un petit mot à rajouter ?