J'aurais voulu pouvoir vous donner raison...
J’ai bien vu pourtant la crispation de vos sourcils quand
vous m’avez demandé d’en faire moins avec elle, mes pieds ayant à peine foulé
le tapis de l’entrée. Je sais combien l’incessant ballet des soignants vous
fatigue tous les deux. Ces intrusions quotidiennes, pluri-quotidiennes même qui
interrompent les rares moments d’intimité que vous partagez encore.
Le summum avec cette foutue kiné qui vient juste à l’heure
du café.
J’ai tout vu. Vos cernes, votre front plissé, le pli crispé
au coin de vos lèvres, l’urgence qui guide chacun de vos pas, les milliers de
tonnes sur vos épaules. Malheureusement, je ne connais que trop bien ce
sentiment qui vous anime. Celui du spectateur qui, impuissant, donne tout,
toujours, tout le temps sans qu’un instant l’autre ne cesse de souffrir. Vous
aurez beau tout gérer, faire les courses, les repas, la vaisselle, le taxi, le
souffre-douleur, l’éponge à colère, le menteur « ne t’inquiète pas, ça va
aller », elle ne guérira pas. Vous le savez. Elle aussi.
J’ai bien entendu votre indiscret soupir depuis le canapé quand
j’ai évoqué la possibilité d’augmenter le niveau des exercices. J’ai bien vu
votre regard soucieux quand j’ai essayé d’échafauder des plans sur la comète
pour sa dignité à elle, plans qui impliquaient qu’elle « bouge » un
peu plus.
Mais voyez Monsieur, même si je respecte infiniment votre
présence, ce rôle d’aidant que vous avez, comme moi, endossé bien malgré vous,
de votre sourire à vos soupirs, vous n’êtes pas mon patient.
Elle est ma patiente.
C’est votre femme, celle qui en robe
blanche vous a fait tourner la tête il y a tant d’années déjà. Celle qui a
embellit vos jours aussi bien que vos nuits, a porté les petits que vous avez
accueillis ensemble. Votre âme-sœur, votre alter-égo ou simplement une épouse
aimante, peu importe, c’est votre épouse.
Ma patiente c’est votre épouse.
C’est votre femme. Elle est belle votre femme. Malgré la
minceur absolue, malgré les joues creuses et les cernes, les mêmes que les
votre, elle est belle. Elle a de beaux yeux lumineux. Ses lèvres pâles sont
toujours bien dessinées. Comme une jolie poupée sculptée dans l’albâtre que
vous craindriez de ne casser un peu plus. Une beauté que vous craigniez que j’abîme.
Mais voyez Monsieur, elle est déjà terriblement abîmée votre
femme, en dedans. Le cancer est partout, il lui a mangé les joues, transformé
ses jambes fuselées en allumettes et infusé cette perpétuelle douleur dans son
sourire.
Nous savons tous les 3 que chaque mouvement de jambe risque
de laisser plus tard, une facture salée. Une fatigue terrible qui l’empêchera
de partager un dîner au calme avec vous. Une douleur insoutenable qui la rendra
folle et pour laquelle vous ne saurez que faire.
Mais voyez, votre femme, elle est en vie. Le sang pulse
malgré tout dans ses veines. Et ce qu’elle veut, elle, c’est se sentir, encore
un peu, humaine. Elle a eu mal, si mal, si longtemps, un peu plus, un peu moins…
Mais se savoir capable de marcher encore un peu, se sentir libre, si elle le
souhaite, de se lever pour aller s’asseoir un instant, où elle le voudrait.
Soleil ou ombre. L’amour est dans le pré ou les feux de l’amour. Cette liberté
là n’a pas de prix pour elle. Elle est prête à tout pour la reconquérir.
J’aurais voulu, après vous avoir entendu, pouvoir vous donner
raison.
Je suis d’accord avec vous, j’aimerais plus que tout être
celle qui la soulage. Celle qui lui apporte le répit que vous attendez tant
pour elle. J’aimerais tant pouvoir vous dire que je peux faire quelque chose
pour cette douleur incessante. Je ne peux pas.
La seule chose que je peux faire, c’est l’aider à bouger. Reprendre
des forces dans la petite marge que ce foutu cancer lui laisse. Lui montrer
comment faire le plus en se fatigant le moins. Lui souffler les idées qu’elle n’ose
plus avoir.
« Vous êtes plus solide, pensez-vous que la toilette au
lit systématique est encore nécessaire ? Tous les jours ? »
« Oui, mais non, mais avec le tuyau… »
« Peut-être que ce n'est pas un problème, et si vous leur demandiez tout simplement ? »
Je ne peux pas ne pas écouter ses yeux qui me supplient de l’aider
à lui rendre sa dignité. Elle veut en faire plus, elle s’en sent capable et je
vais l’accompagner sur cette voie.
Vous aurez l’impression que je ne vous ai pas écouté, que j’ai
nié votre douleur à vous et votre besoin de la protéger.
Je vous ai entendu pourtant. Mais je ne peux vous donner
raison.
Vous ne voudriez pas que je la fatigue pour ne pas qu’elle
souffre.
Je vais la fatiguer pour qu’elle se sente femme. Et libre.
Et peut-être que libre, fière et femme, encore un peu,
elle aura moins mal de se voir mourir.
Commentaires
Vous faites un très chouette métier avec un grand coeur.
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