J'étais juste fatiguée
Ce n’était déjà pas une nuit des plus joyeuses. Seule.
Agitation, insomnie, sueurs froides, le manque, l’absence… Le genre de nuit que
je ne craignais pas avant. Et que je hais aujourd’hui vu mon rythme décousu et
acrobatique où mon état à l’issue de ces journées qui s’étirent est absolument
imprévisible. Et cette route un peu longue, un peu dangereuse où les
fleurs sans cesse renouvelées sur le bas côté m’empêchent d’oublier que
certaines erreurs coûtent cher.
Un rythme et une route qui me font redouter les nuits
courtes qu’elles soient emplies de d’angoisse mais aussi de tendresse.
7h21 Je suis presque à l’heure. Je démarre la voiture
couverte de condensation. Je
grelotte. Le ciel est bleu, très pâle à l’horizon, plus foncé au zénith.
Les nuages bas s’enflamment sous les rayons du soleil rouge qui perce
timidement le long de la campagne. Elle est si belle à l’aurore cette départementale…
J’ouvre le cabinet, allume les lumières, le PC et booste les
chauffages avant de retirer mes mitaines et mon blouson. 22 patients de
programmés. Grosse journée avec beaucoup de factures à faire, fin du mois
oblige mais une bonne pause déjeuner. Trois visites mais deux heures pour les
faire. Fin de journée prévue à 20h30 mais que des gens chouettes dans les trois
dernières heures. Ça va le faire.
8h. Premier patient. Thomas. 8 mois, bronchiolite.
Habituellement j’adore ça. Évidemment à l’instar de ma nuit pourrie, loi des
séries oblige, rien ne va. Genre pas du tout. Genre votre môme,
« déshabillez-le », « Ouh là, on va pas faire grand chose ce
matin », « Bah alors mon grand ? », « bon, bah, je vais le
moucher mais c’est tout hein… », « vous pouvez le rhabiller, je vais
vous faire un petit courrier pour le docteur», « va
falloir le voir rapidement votre docteur hein, genre euh aujourd’hui ».
8h45. J’ai vu un patient sur 22. J’ai quinze minutes de retard
à rattraper de façon la plus échelonnée
possible histoire d’éviter le coup de la dernière fois : « Ah cinq
minutes de moins, sur une séance de 30, ça fait beaucoup et c’est pas la
première fois et ça m’agace », « Qu’est ce que vous faites pendant
ces cinq minutes après la sortie du dernier patient, vos collègues ont déjà
tous enchaînés avec la personne suivante.. ». J’ai pensé fort, très fort
« BAH SI T’ES PAS CONTENT CASSE-TOI ». Mais c’est une autre histoire.
Mon alarme bidale mettra deux heures à se calmer. Parce
qu’il était franchement moyen ce gosse. J’espère que j’ai été claire. Pas trop
alarmante mais suffisamment quand même. Et que ça ne justifiait pas une
consultation aux urgences.
Je jongle avec les rendez-vous. Il me faudra 6 patients pour
récupérer ces foutues quinze minutes. Sans un instant à moi. Pas un seul. J’ai
l’impression de nager. Je vole d’une longueur à l’autre sans respirer, à un bon
rythme. Je tiens. Ça va.
Pause déjeuner tranquille, je vole vingt minutes allongée
sur la table avec une tasse de thé sur le ventre et une vidéo quelconque en
replay.
12h50. Je pars en visite. Avec un peu d’avance pour ne pas
courir. Si j’avais su que j’allais replonger jusqu’à 19h30 sans sortir la tête
de l’eau je n’y serais peut-être pas allée. Évidemment, comme je suis large, je déborde. Le domicile
c’est la mort. J’aime tellement ça que tenir les délais est une horreur…
14h50. De retour au cabinet. J’ai 12 chèques à valider avant
le patient de 15h.
J’avais rien à 15h30 mais un nouveau patient s’est greffé
hier. Suspens.
Ordonnance, carte vitale, dossier, « qu’est-ce qui vous
amène ? sur une génération seulement merci », bilan puis
mini-séance.
Retard 10 minutes. Échelonnage tout ça…
17h « Donc vous avez eu mal deux heures après la séance,
ça a duré 12h, ça ressemblait à des courbatures mais ça n’en était pas, et
c’est passé, mais quand c’est passé, vous aviez encore mal ? Et autant mal
qu’AVANT la séance ou moins ? ».
18h. « Vous ne pourriez pas me masser les épaules, j’ai
tellement fait le ménage que je suis contracturée, oh là là, je sais que je
viens pour ma cheville mais… »
J’ai le cerveau en bouillie. Je saute sur l’occasion. Ça va
lui faire plaisir et moi ça va me reposer l’esprit. J’ai le dos qui commence à
me lancer, les épaules qui tirent, les poignets qui craquent. Je serre les
dents.
19h. J’ai la tête qui tourne. Les genoux qui tremblent. Je
n’ai rien avalé depuis midi. Rien bu non plus. La patiente est à l’heure cette
fois et ça ne m’arrange pas. Je l’embête en disant que j’échange son retard de
la fois passée contre cinq minutes à moi. Elle rit. Jaune.
Je croque une pomme en tapant mes impressions sur la séance
d’avant et son contenu.
19h30. 20 patients. 18 factures. Deuxième pause pipi.
Presque 7h. 7h putain, sans respirer. Lapin. Je crois que je vais offrir des chocolats à celui qui
n’a pu venir. Je m’assois au bureau. Incapable de rien. Les yeux dans le vide.
Lasse. Mal partout. Une ombre. Une petite chose au bord de l’asphyxie.
Plus de collègues, je suis seule pour finir.
20h. Dernier patient. On évoque son besoin de lever le pied.
Je raconte mon choix de ces putains de journées en échange de jours
entiers de liberté. Je lui explique mon hypothèse pour son genou, surprise dans
mon état d’être encore capable d’en formuler.
20h40. J’ai éteint les lumières. Les chauffages.
L’ordinateur. Je pleure d’épuisement. Je me trouve nulle de ne pas tenir des
journées qui sont habituelles pour nombre de mes collègues. Eux font ça 4 à 5
jours sur 7, parfois avec le double de patients. Pourquoi pas moi ?
Y’avait pas le programme « physiquement indestructible » dans les
gamètes qui m’ont fait naître ?
Je regarde la table de massage. Et j’ai un doute. Et si…
Je suis trop fatiguée. J’ai trop mal. Je ne marche plus
droit, je vois flou. Suis-je vraiment capable de rentrer ? Suis-je en état
de reprendre la voiture, de faire en sens inverse les 30 kilomètres de prés et
de forêt qui me séparent de mon lit ?
Sans faire du mal à ma voiture, me faire du mal voir pire,
blesser quelqu’un ?
Ils sont beaux les platanes à l’aurore. Sont-ils toujours si
attrayants dans la nuit noire ?
Je ne vais pas dormir là quand même. Mais je pourrais
m’allonger non ? Comme sur l’autoroute « Fatigué ? Faites une
sieste ». Il fait froid maintenant. Et puis j’ai peur ici toute seule. Et
puis merde, je suis jeune, je suis en pleine santé, putain, y a pas de raisons,
merde, je ne suis pas faible, je DOIS pouvoir le faire.
C’était une folie. J’ai mis le chauffage à fond comme après
les rares et bonnes soirées kinés d’avant. La musique fort. C’était pas la
bonne heure. Pas une seule chanson bien ringarde pour tarir les larmes en
chantant à tue-tête. Alors j’ai pleuré de trouille pendant la moitié du trajet.
« Je vais faire une connerie, je vais faire une connerie, concentre-toi
bon sang, t’as une famille, tiens bon, y en a plus pour longtemps ». La
lumière des phares en face se brouillaient encore plus que d’habitude dans les
larmes et le mascara fondu.
Je suis rentrée, je me suis écroulée. Il est 21h20.
J’étais juste fatiguée.
Et j’aurais pu ne plus être en vie.
Commentaires
Nous sommes grands et capables de vous comprendre ; ceux qui ne le sont pas ne vous méritent pas.
J'ai plongé la tête dans le volant et la voiture dans un fossé pour fêter mes six mois de libéral (heureusement a basse vitesse).
Bon courage. :*
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