Les gants troués.

« C’est qui ? »

La voix chevrotante de Marie grésille dans l’interphone.
Elle ne m’attendait pas si tôt.
Elle se méfie Marie.

A 93 ans, Marie est bien entourée par un système d’aide à domiciles solide. Une relation soignantes-soignée qui s’est teintée peu à peu d’une douce amitié et d’un respect mutuel plein de pudeur.

Faut dire qu’elle est chouette Marie.
Elle rit beaucoup, de tout. Elle s’émerveille d’un rien.
Elle mange peu mais la gourmandise brille souvent dans ses yeux.

Elle fait attention à son poids, « après 43kgs, j’arrête », et court mettre des chaussons « présentables » quand j’arrive, parce que les pantoufles à motif, « ça ne fait pas dame ».

Elle se méfie Marie.

C’est vrai que dans le quartier, les cambriolages se sont multipliés.

L’autre jour, c’était déguisés en agents de police qu’ils ont pénétré chez la voisine pour lui dérober de l’argent et des bijoux. Une autre a été arrêtée sur le chemin de la boulangerie par deux jeunes qui lui réclamaient son sac à main. Elle tardait trop à leur goût alors ils l’ont jeté par terre avant de la rouer de coups. Plusieurs fractures et un traumatisme crânien pour un sac à main, un porte-monnaie lourd de quelques euros pour le pain et une photo du mari décédé, cousue sur la doublure.

Marie a déjà été cambriolée plusieurs fois. Mais c’était avant. Quand Jean était encore là. Qu’ils étaient deux dans cette grande maison.
Et qu’avec Jean à ses côtés, elle n’avait peur de rien.

Aujourd’hui, elle l’avoue, elle a un peu peur.
Elle savoure quand enfin, l’agitation autour d’elle cesse. Que le balai des auxilliaires, aides-ménagères, infirmières etc… s’arrête, libèrant le silence et la solitude. Mais quand la sonnette retentit, elle a toujours un petit pincement au cœur.
Et si…

J’entre. Ça sent la viande grillée dans le vestibule.
Marie déjeune devant la télé.
Aujourd’hui est un jour spécial.

6 juin 2014.

Il y a soixante-dix ans, les nations les plus puissantes au monde s’alliaient pour libérer la France du joug Hitlérien.

Marie s’est levée à cinq heures pour ne pas perdre un instant de la cérémonie.

A mon oreille, les mots du présentateur résonnent avec un parfum d’enfance.
Omaha. Il fait toujours beau à Omaha Beach.

Chaque fois que la petite fille en moi a foulé les interminables pelouses, les croix blanches brillaient au soleil d’un éclat aveuglant. Seuls les oiseaux osaient trahir le silence qui étreignait les cœurs à l’entrée de ce sanctuaire.

Moi, petite blonde haute comme trois pommes, aux genoux cagneux et écorchés, je me taisais. Gamine, nous faisions le concours de celui qui trouverait la croix du plus jeune. 21, 18, 17… 17 ans. C’est jeune pour mourir. C’est quoi Mourir ?
Adolescente, la solennité du lieu, sa splendeur et son symbole m’oppressaient la poitrine m’arrachant quelques larmes de respect amer.

Sword. Juno. Courseulles. Utah. La pointe du Hoc.
Donc c’est un trou comme ça que ça fait une bombe ?
Sainte mère église. Le parachutiste épinglé au crochet.
Ouistreham. Le Pegasus bridge et ses sandwichs.

Parce que j’ai grandi dedans, je sais. 
Et je réalise que beaucoup de ma génération ne savent pas.

Mon cœur se serre devant les images.

Ces hommes, vieillis par les ans, en habit d’apparat dans leurs fauteuils roulants. Ceux qui font le jeu des médias mais qui gardent en eux la violence de ces instants.
Qui sommes nous pour les comprendre ?

Contemporains. Eux et moi. A cet instant, vivants, ensemble, en même temps.
70 ans. Tant et si peu à la fois. Il y a à peine 70 ans qu’un futur président, partageait les rênes d’une formidable offensive pour libérer son pays d’un joug cruel. A peine 70 ans que de jeunes hommes à peine adultes débarquaient sur nos si belles plages de Normandie sous les balles pour piétiner l’ennemi.

« Et vous ?»

Marie raconte.
Le froid. Et la faim.
Cinq ans. Sans chauffage ou très peu.

L’école où elle allait toujours, les pieds enrubannés dans les pans déchirés d’une couverture pour ne pas se geler les pieds au cours de ces hivers, coup du sort oblige, si rudes.

Marie se lève doucement. D’un pas hésitant, elle s’éclipse dans la chambre et me ramène une pochette et quelques cahiers, jaunis par le temps.

Mes mains tremblent un peu.
La couverture du premier cahier craque sous mes doigts.
Cahier de littérature.
Septembre 1943.

L’écriture est soigneuse, déliée, les lettres toutes pareilles, tracées d’une main sûre à la plume.

« C’était important l’école. J’aimais que tout soit propre. Alors le soir – ma mère râlait parce que je me couchais tard, le soir, cet hiver là, je recopiais les leçons à la plume de calligraphie. Il faisait si froid que je gardais mes gants. Ils étaient troués mes gants, mais en ce temps, nous n’avions pas de laine pour les raccommoder. »

Marie sourit. Mais dans ses yeux, les larmes montent.

Les miennes la suivent.

Elle est touchante Marie.
Elle me raconte en riant, les anecdotes du printemps 1944.
De temps à autre, le masque jovial s’efface pour raconter aussi la souffrance.

« Comment pouvait-on être si cruel ? » Me demande Marie.

Oui. 


Juin 2014.

Après plusieurs semaines à l’hôpital et deux opérations, l’amie de Marie – 89 ans, tabassée en pleine rue pour son sac à main, traumatisée, a catégoriquement refusé de rentrer chez elle.


« Comment pouvait-on être si cruel en ce temps ? »


Commentaires

Babeth a dit…
Oui, comment?
Merci de prendre la plume et le temps pour nous raconter ça.
Vincent ARIN a dit…
Bravo, être kiné c'est rééduquer des corps en éduquant notre cœur.