Première fois
* [TW : Ames sensibles] *
Il fait froid, il pleut, tout est gris dehors et j’ai la
trouille.
Je suis sur le point d’entamer mon tout premier stage à
l’hôpital.
Et je vais pouvoir faire mes premières séances de
kinésithérapie respiratoire.
J’ai le ventre noué par une peur irrationnelle et
incontrôlable.
Et pourtant, pourtant, il va bien falloir que je le passe ce
cap de la première fois.
En pédiatrie. Du côté de la réa.
Les portes du service sont couvertes de dessins, de petits
mots. C’est irréel. Le temps est dégueulasse dehors, ici il fait chaud, la
lumière, les couleurs chassent le terne de cet hiver interminable. Le calme est
brisé par le bipbip incessant des machines. Je resterai bien à regarder les dessins dans le couloir en
fait.
Les enfants gisent dans leurs lits, maintenus en vie par des appareils
bizarres dont j’ignore encore tout. La première a 14 ans. Un accident bête. C'est toujours bête un accident. Une chance sur quoi, dix mille, cent mille, que ça se passe mal ? Et pour elle, ça s'est très mal passé en effet. Avant, je me disais que ça n’arrivait qu’aux autres, que le
hasard ne pouvait pas se montrer si cruel. Depuis j’ai peur. Je suis
sûre qu’elle pensait comme moi. Avant.
J’ai posé mes mains sur sa peau, chaude, ma tutrice ses mains sur les
miennes et elle m’a montré doucement. Elle m’a guidée et j’ai suivi le mouvement,
bercée par la musique douce de ses mots et le ronron du respirateur. Elle m’a
expliqué le pourquoi de chaque geste et m’a appris à détecter les signes d'inconfort et d’amélioration chez les patients non communicants ou inconscients.
A la séance suivante, nous nous sommes placées chacune d’un
côté pour un quatre-mains. J’avais une main en appui abdominal qui reposait sur
quelque chose de dur sans qu’aucun câble ou tube ne soit visible. C’était
bizarre. Je n’ai rien dit. Je n’ai pas osé demander. Enfin pas cette fois. Plus
tard, j’apprendrais pourquoi cette bosse sur son crâne n’était pas juste une
erreur de croissance, ce qu’est un « volet crânien » et à quoi sert
le principe de « mise en nourrice ». Et j’aurais des frissons en
touchant ce truc dur la fois suivante. J'avais 19 ans à peine.
J’ai appris à aspirer. A enfoncer un tube dans le tube qui
passait dans sa trachée pour lui permettre de respirer. A aspirer les
sécrétions qui se trouvaient là pour la soulager. Mon mal-être à cette époque, je n’avais pas de mots pour le concrétiser.
Aujourd’hui je sais. Ce tube dans cet autre tube dans sa trachée, c’est
un viol de son intimité, de sa bulle. Jaddo a si bien su la décrire ici, cette
fameuse bulle. La mienne est bien large, j’ai horreur qu’on en franchisse la
limite. Je suis bien dedans et j’évite de la mélanger à celle des autres.
Toucher, ça va mais m’introduire, par extension, dans la trachée d’un autre,
c’était pour moi symboliquement un acte insupportable. Je n’avais rien à y
faire. Je n’avais qu’une hâte, en sortir.
J’ai vu mon premier IRM cérébral. « En général, c’est
noir, les tâches blanches, ce n’est pas normal ». Je me souviens avoir
cherché le noir. Il y avait plus de blanc que de noir dans son cerveau. Plus de
tissu anormal que de normalement vivant.
La première grosse claque. J’ai su que ça allait être difficile pour moi. De guérir
cette peur ou tout du moins de l’apprivoiser. J’ai su que la kiné respiratoire
et moi, on n’allait pas être copines, pas tout de suite. J’étais jeune, trop
jeune pour cette charge émotionnelle, cet enjeu vital, respirer. Mais j’ai su
aussi que plus tard, un jour, je saurai les gérer. Ce n'était peut-être pas juste la kiné respiratoire, c'était aussi, je le comprendrais plus tard, la sédation. Le corps, l'apparence d'un enfant, d'un adolescent, d'un adulte et l'absence, terrifiante, les yeux clos ou ouverts sur le néant. L'incertitude. Y a-t-il toujours quelqu'un, là dedans?
Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je ne suis pas sûre de vouloir le savoir. Mais je me surprends parfois à taper son prénom dans la barre de recherche du navigateur. Je
n’ai jamais vraiment réalisé la gravité de la situation. On ne meure pas au milieu des dessins sur les murs. Elle redeviendrait cette jeune fille que je
n’arrivais pas à reconnaître sur les photos, parce qu’après tout ce n’était
qu’une égratignure, une bosse, un morceau de crâne sous la peau du ventre et du blanc partout à l'IRM.
Commentaires
Tant de choses à comprendre continue à chercher la kiné respi est très intéressante. Continuer à chercher pour s’améliorer avec humilité et respect !
Bravo je continuerais à te lire ...
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