Lettre à Elise
Elise,
Il aurait fallu être aveugle ce matin pour ne pas remarquer
la tristesse qui assombrissait ton regard. Ton bonjour avait le même accent
joyeux que d’habitude mais aujourd’hui, sous tes yeux rougis, il sonnait faux.
Je ne sais pas pourquoi tu es triste Elise. J’aimerais faire
quelque chose pour toi.
Mais nous nous connaissons à peine.
Ici les jours se suivent et se ressemblent. Chaque séance
est similaire à celle de la veille. L’air est empli de souffrance. De lourdeur.
Ces familles pleines d’espoir qui arpentent les couloirs, chaque jour. Leurs
éclats de joie quand elles pensent avoir perçu un mouvement pas comme les
autres. Il/Elle a voulu dire quelque chose. En fait non.
Chaque jour, depuis cinq ans ici, tu soignes. Avec le même
sourire, la même joie dans la voix Infirmière.
Les soins sont monotones, routiniers. Le temps s’étire lentement pour toi et
tes patients murés dans le silence et le carcan étroit de leur handicap. Peu
sont capables de communiquer. Certains n’ont même plus la possibilité de respirer seuls. Avec tes collègues, tu les nourris, tu les baignes et tu les
changes mais sans que jamais la moindre lueur ne s’allume dans leurs regards.
Ta petite équipe est soudée et solide comme un roc. Je vous
observe de loin. Je vous admire. Vous êtes souvent cyniques, avec
un humour un peu bizarre, un second degré un peu noir que j’ai du mal à
apprécier mais il y a tant de force dans vos gestes, tant d’assurance. Comme si
le poids de ces tragédies qui font votre quotidien glissait sur vos larges
épaules pour n’y laisser que l’envie de bien faire. Soigner. Accompagner.
Tu transpires. la compétence. Ce n’est pas juste. J’hésite.
Je tâtonne. Je doute. Mais je n’ose t’en parler. Tout à l’air si simple pour
toi. Si normal. Comme si jamais tu ne trébuchais sur le moindre obstacle. Ou
que tu les pulvérisais d’un sourire ces obstacles dans lesquels mes chevilles
s’emmêlent. Tu es trop forte pour avoir besoin de qui que ce soit. Et surtout
de moi.
Je t’ai bien vu refouler tes larmes l’autre jour. Mes
quelques banals mots de réconfort sont restés coincés dans ma gorge. Qui
suis-je Elise ? Que sais-tu du respect et de l’affection que j’ai pour toi
? Simplement nés du plaisir de travailler, bien, à tes côtés. Tu n’as pas
souhaité m’en parler. A moi de respecter ce choix. Mes polis mots de réconfort
n’auraient de toute façon pas suffit. Tu sembles trop forte pour avoir besoin
de qui que ce soit. Et surtout de moi.
Mais aujourd’hui, tu n’es pas seule à avoir les yeux rouges.
Il y a Sandra. Et Stéphanie aussi.
C’est hier que tout s’est joué. Sur fond d’espoir « qui
sait, peut-être qu’elle se réveillera » et d’interrogations. De loi
Leonetti, d’arrêt des soins, de confort et de maintien artificiel, ou pas, de
la vie. Parce que peut-être elle se réveillera.
La patiente ne vous a pas laissé
le temps d’y songer. Son état, sous couvert d’une infection s’est dégradé. Elle
a tenu quelque jours ainsi, vous laissant chaque soir épuisés de ramer dans
cette lente descente aux enfers. Une agonie longue, probablement sans douleur
pour celle qui s’en est allée, si déchirante pour ceux qui l’ont regardé
partir.
Pendant trois jours, vous l’avez veillée. Avec toute votre
âme de soignants. Vous l’avez enveloppée de douceur, elle et sa famille aussi.
De la simplicité, de l’humilité. Une chaude et discrète présence. Vous avez été
là. Du mieux que vous avez pu tout dans cette douloureuse épreuve.
Vous avez fait du bon travail. Vraiment. Et vous le savez.
Aujourd’hui, si vous craquez, Elise, Sandra, Stéphanie et
les autres, ce n’est pas parce que ces trois jours ont été terribles.
Ce n’est pas parce vous avez vu une jeune fille d’à peine vingt-cinq ans si pétillante sur les photos ornant sa chambre s’éteindre
doucement. Non.
Ce n’est pas pour toute cette souffrance qu’il a fallu
encaisser. Tous ces gens inconsolables qu’il a fallu réconforter. Non.
Pas parce que vous avez eu mal comme jamais pendant ces
trois jours et qu’à chaque seconde vous vous êtes jurés que « promis
demain j’arrête, je vais vendre des fleurs sur le marché ». Non
Aujourd’hui, si vous craquez, Elise, Sandra, Stéphanie et
les autres, c’est juste parce qu’aujourd’hui, comme un lundi, les activités ont
repris et que personne au boulot, après une telle épreuve, n’a pensé, n’a osé
vous demander...
... si vous alliez bien.
Vous attendiez juste des attentions qui jamais ne sont venues.
Vous sembliez si fortes.
Et on vous a cru.
Et on vous a cru.
Commentaires
Et sinon, accessoirement, on a le droit de pleurer ici? Non parce que j'ai une furieuse envie là... :-(
Des bisous
Merci à vous tous les soignants et accompagnants. Profond respect et admiration pour votre si difficile travail.
A mots couverts je leur ai dit mon admiration. Avec encore beaucoup de timidité certes mais je crois que l'essentiel y était.
Je ne peux pas offrir ce texte pour de simples questions d'anonymats.
Merci pour votre commentaire
Une interne
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